C.M. Stunich

Toutefois, au fond de moi, je sais que ce n’est pas le cas. Les harceleurs n’arrêtent pas tant que les circonstances ne les y obligent pas. C’est la loi de la nature, et les humains sont la pire des espèces animales. Assez intelligents pour manipuler, assez stupides pour avoir de la peine. Mon esprit est assailli d’images que je préfère oublier : des rubans de soie rouge, l’odeur des pièces de monnaie humides, et une noirceur paisible qui se rapproche.
Passant ma langue sur ma lèvre inférieure, je revérifie mon emploi du temps. Le premier et le troisième vendredi du mois, j’ai mon horaire du lundi ; le deuxième et le quatrième vendredi, j’ai mon horaire du mardi. Le dernier vendredi – s’il y en a un – est un jour de congé.
Période 3 : Politique, histoire et éducation civique, salle CH3
Le CH dans « CH 3 » signifie « chapelle », c’est-à-dire les salles de classe situées dans le bâtiment attenant à l’ancienne chapelle. Miranda a disparu pendant la seconde moitié de la pause déjeuner, mais je connais le chemin maintenant.

Marcher dans ces couloirs pour aller de salle en salle, c’est comme faire la guerre. Je n’ai jamais été aussi épuisée de toute ma vie. À ce stade, même un simple dortoir m’aurait suffi…
Je frotte mes yeux pour chasser la fatigue, puis me lève pour récupérer mon téléphone dans mon cartable.
Tous les vendredis, après la troisième période, tout le monde récupère son téléphone. Avant, les portables sont interdits sur le campus. Si quelqu’un a besoin de passer un appel, il doit le faire dans le bureau du directeur adjoint. Burberry Prep est un environnement rude. La direction justifie son choix en prétextant que priver les étudiants de tout appareil électronique les aide à se concentrer sur leurs études et diminue les problèmes de harcèlement. Ils ont peut-être raison sur le premier point, mais clairement pas sur le second !

Une fois, quand j’étais au collège, je me suis fait poser un lapin par un garçon, et c’est lui qui m’a consolée pendant que je pleurais. Ensuite, après que je me suis endormie, il est allé chez le garçon et lui a donné un coup de poing dans la gueule, me raconte-t-elle avec un sourire mélancolique comme si son frère était un prince charmant.
Je souris en retour ; non pas que je pense la même chose de Creed, mais la tendresse qu’elle a pour lui me touche.
Cependant, mon sourire s’estompe rapidement lorsque Tristan s’approche de nous, avec son air méprisant. Je lui lance un regard noir. Je n’ai peur de personne, pas même des milliardaires comme Tristan Vanderbilt.
— J’organise une fête, sur la plage, ce soir, Mandy, dit-il d’un ton froid, presque cruel. Tu viens ?

Elle me prend dans ses bras et me serre contre elle. Je ne la repousse pas, mais je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’elle était la seule personne avec moi au dîner, hier soir. Elle a pu me droguer facilement. Après tout, peut-être avais-je tort de lui faire confiance ? Je ne la connais que depuis quelques semaines…
— Tu vas porter plainte ? me lance Andrew en fourrant ses mains dans les poches de sa veste.
Sa cravate est tordue, et je vois la marque d’un suçon dans son cou. Je suis presque un peu déçue… Je m’étais imaginée qu’il était amoureux de moi. Au fond, je m’en fiche ; de mon côté, je ne ressens rien pour lui. Néanmoins… c’est encore une chose supplémentaire qui vient alourdir la charge que je porte déjà sur mes épaules.

Sans réfléchir, je le repousse de toutes mes forces. L’un des avantages de grandir dans les mauvais quartiers est que l’on apprend à se défendre. Tristan bouge à peine et me regarde avec la même expression, comme si mon geste n’avait pour lui absolument aucune importance.

Je suis stupéfaite et incapable de dire quoi que ce soit. Pourquoi ? Pourquoi tous ces types s’acharnent-ils sur moi ? Alors que j’étais la seule de la soirée à ne pas avoir bu une goutte d’alcool, et à ne pas être complètement ivre ! Quand je pense que Miranda m’a conseillé de ne pas dénoncer Zayd et Tristan au proviseur… — Je… bafouillé-je, tellement choquée par tant d’injustice que je ne sais même pas comment réagir. Des rires grossiers retentissent au bout du couloir. Je me retourne et aperçois un groupe d’étudiants en train de me regarder, toujours vêtus de leurs maillots de bain. Creed est parmi eux, appuyé contre le mur dans une pose faussement désinvolte. Il sourit, mais je vois ma perte dans ses yeux.

Je ne veux pas revivre ces sensations. La première fois, avec les pilules, j’étais tellement sonnée que la seule chose dont je me souviens, c’est d’avoir vomi mes tripes, puis pleuré contre Zack pendant une éternité. La seconde fois, c’était pire. Je me revois, assise en regardant mon sang couler, angoissée à l’idée de ce qui allait se passer, après. Je ne veux plus attendre l’après, pas tant que je ne serai pas vieille et ridée, et que je n’aurai pas vécu une vie pleine et merveilleuse. Pas maintenant. Pas encore.
Et ma meilleure chance d’avoir la vie que je veux, c’est cette école. Je dois travailler, avoir des notes exceptionnelles, et jouer de la harpe dans l’orchestre.
Je peux le faire !

Je ne veux plus penser au passé, surtout quand j’ai déjà bien assez à gérer avec le présent. Pour m’aider à me concentrer sur autre chose, je compose le numéro de ma messagerie vocale et j’attends, souriant en entendant la voix de mon père.

Bien sûr, j’aime les histoires, les films, et les jeux, mais j’ai toujours su que si je voulais un jour m’en sortir, j’allais devoir me battre deux fois plus que les autres. Or, lutter contre des dragons avec des épées magiques est formidable, mais ce n’est pas cela qui allait me permettre de m’extraire de mon milieu, d’aller dans une bonne université et de trouver un emploi bien rémunéré. J’ai donc dû beaucoup travailler pour ce premier devoir. J’ai réalisé, avec de la résine et de l’acrylique, une toile carrée aux couleurs de l’arc-en-ciel dont la brillance donne l’impression qu’il s’agit d’un miroir.

Si Tristan pense qu’il peut m’intimider, il se met le doigt dans l’œil. Mais ce que je n’ai pas encore découvert, c’est que les fils de riches sont bien plus dangereux que les jeunes issus de familles modestes. C’est certain. Les « racailles » font souvent partie de gangs, sont armés, et harcèlent les filles dans la rue, mais croyez-moi, ce n’est rien par rapport à ce dont sont capables les gosses de riches, malgré leurs chaussures hors de prix, leur gueule d’ange, leur sourire éclatant et leurs bonnes manières. J’ai appris, à mes dépens, que l’argent permet d’infliger une douleur infinie.