Citations de Caroline Caugant (44)
Une lettre ne devrait jamais être déchirée. Une lettre est une mise à nu et on ne brise pas ça, cet effort à se détourner de toute pudeur.
Elle pense aux ondes de choc qui viennent recouvrir les surfaces des eaux calmes. À partir d’un minuscule point d’impact, celles-ci se démultiplient et se propagent, allant jusqu’à perturber les zones les plus lointaines.
Line et Thomas vivaient dans cette dictature du bonheur, factice, teintée de menace, où chacun était tenu de saisir les clefs qui lui étaient offertes et de se prendre en main. Mais dans ce monde qui aimait tant discourir sur la force des résilients, quelle place y avait-il pour les immobilisés, les démissionnaires? Avaient-ils réellement le droit d'échouer? Où commençait la honte?
p 118
« Un naufragé garde l’horreur des flots, même tranquilles. »
Ovide, Les Pontiques
Tout semble si intelligible tout à coup. Formidablement évident et formidablement complexe. C’est comme une toile qui se serait tissée dans le temps, modifiant peu à peu l’architecture de base, mais sans rompre les liens primordiaux. D’abord un premier fil horizontal qui se déroule à partir d’un point précis, il se tend, s’accroche quelque part. Un nouveau fil part du premier, et ainsi de suite. Les fils se multiplient, s’entrecroisent jusqu’à former un tissage complexe. On appelle ça les mémoires transgénérationnelles, mais pour Billie c’est une véritable œuvre d’art.
Les monstres engendrent-ils des monstres? avait demandé Louise à Henri en dévoilant la cicatrice cachée sous ses cheveux. C’est sans doute à cela qu’elle pensait dès que ses yeux se posaient sur elle, sa fille. Bill venait de là elle aussi, de ce maudit terreau. Elle peut encore sentir sur sa peau le regard de Louise, cette manière qu’elle avait de l’observer, de la tenir à distance. Elle qui était sortie de son ventre et ressemblait tant à Adèle. Ce monstre.
La seule personne dont elle avait besoin, la seule à qui elle pourrait parler, c’était Saki. Car elles avaient partagé ça, cette longue nuit sous terre.
Line le savait maintenant, elle était revenue de Tokyo uniquement parce qu'elles étaient deux. Deux âmes affrontant la folie qui guettait, refusant de s’incliner, se tenant la main, et dialoguant pour ne pas sombrer. Ensemble elles pourraient se souvenir. Et guérir. p. 145
Et le corps est comme la terre. Soumis à une pression persistante, insistante, il finit par lâcher. Lorsque le seuil de rupture est atteint, c'est une déchirure, foudroyante, libérant une énergie fantôme accumulée depuis un temps infini. Le corps n'oublie pas.
Noir total
Absolu
Comme le blanc le plus pur
Nuit infinie
Nul écho
Nulle trace
Noir vorace
Comme les gouffres
Où meurent les étoiles
Là-bas, tout était devenu sombre après son sauvetage et son retour à la lumière. La ville semblait avalée par la nuit.
Minuscules guerrières arpentant les collines, l'une en quête de souffle, l'autre d'amour. (p176)
Où se logent nos fêlures ? Sous quels remparts intimes se cachent-elles, trompant notre vigilance ? Où se trouvait la faille dans le corps de Line ?
Sa peau, déshydratée, s'était crevassée et la fatigue la clouait parfois des journées entières au lit. Mais tout cela rentrerait bientôt dans l'ordre, ce n'était qu'une question de temps. Les vraies fissures se situaient ailleurs. Elles traçaient leurs sillons au-dessous, dans les zones invisibles, creusant pas à pas en elle.
Big One. Ce terme avait des résonances mythiques. Il évoquait la colère des dieux, un drame cataclysmique ravageant une terre lointaine. La fin du monde à des kilomètres de chez eux?
Dans tous ces détails sordides, dans tous ces témoignages, Line n'a trouvé aucune réponse. Aucune de ces histoires ne ressemble à la sienne. Aucune n'a le pouvoir de la consoler.
Qui décrète que l'on se trouvera là, au moment précis où les poussées de deux plaques tectoniques auront atteint leur seuil de rupture ? Qui manipule les fils de nos destinées?
Line enclencha la cafetière, soupira devant la vaisselle qui s'amoncelait dans l'évier. Tout lui demandait un effort considérable.
« C’était les vibrations de l’air chaud, la terre prise dans les sandales, succion des pieds nus sur les semelles mouillées, corps fatigués arpentant les côtes raides, mains arrachant les mûres et les fraises des bois le long des chemins, bergeronnettes des ruisseaux traversant les saisons, frelons vrombissants au-dessus des fronts fiévreux avant que les orages ne balayent les heures chaudes. »
Saki avouera que" s'évaporer est l'acte le plus difficile, le plus long qui soit, qu'il n'y a pas de seconde vie. C'est construire soi-même le mur qui nous encerclera. Ce mur empêche tout mouvement de retour, c'est le contraire de la liberté.
« Tu as eu de la chance lui répèterait-on, et ces mots lui rappelleraient la dette qu’elle avait envers les disparus. Depuis son retour, elle cherchait un sens à ça – à cette chance… Elle se répétait qu’il existait, quelque part, une raison expliquant qu’elle ait été épargnée. Mais elle avait beau s’interroger, aucune réponse ne venait. Pourquoi moi ? » (page 54)
« A quel moment, les êtres s’effaçaient-ils ? A quel moment quittaient-ils réellement l’histoire ? Était-ce simplement une question de présence au monde, de mouvement, de corps ? » (page 64)
« Miracle ultime. Bonheur inespéré. Mais qu’advenait-il de Lazare après sa résurrection ? Qu’advenait-il de ceux qui revenaient d’entre les morts ? » (page 65)
« Les grandes catastrophes recélaient presque toujours des histoires de survies extraordinaires. Mais après ? qu’y avait-il après le miracle ? » (page 116)