Caroline Piquet

Autrefois symbole de l'impérialisme européen, il [Canal de Suez] est depuis sa nationalisation en 1956 un objet de grande fierté. Face à un avenir incertain, le canal de Suez fait le lien entre hier et demain, le lien entre un passé réconfortant qui sert de fondement à une identité malmenée par les crises politiques sociales et un avenir que l'on veut ouvert sur les enjeux de la mondialisation.

Le plus gros accident intervenu de l'ouverture du canal à la Grande guerre est celui d'un steamer anglais, le Chatham. En septembre 1905, le navire transporte 80 tonnes de dynamites et 20 kg de détonateurs, lorsqu'un bateau transitant du sud au nord l'aborde dans une manœuvre de garage. Le choc provoque un incendie à bord; le bâtiment coule. Pendant quelques jours, la navigation peut être maintenue grâce aux dragages effectués pour élargir la berge. Les scaphandriers tentent de dégager les caisses d'explosifs, en vain. Le seul moyen de se débarrasser de l'épave consiste à provoquer l'explosion des munitions qu'elle contient. [...]L'explosion impose dix jours d'interruptions pour enlever les pièces en fer de 20 à 50 tonnes disposées en travers du canal.

Le canal visait initialement à réunir l'Occident et l'Orient dans un projet de prospérité du commerce mondial. Progressivement, les thèmes s'usent et la voie d'eau, de ligament devient fracture. Dans les années 1930, Orient et Occident s'affrontent. La crise économique et politique en Égypte ouvre le temps des désillusions et des rancœurs envers les étrangers ; ces sentiments se mêlent à la faillite du libéralisme des élites et à l'apparition de mouvements nationalistes violents. Construire une économie nationale sans les Européens constitue le mot d'ordre des nouvelles générations. Le canal de Suez devient un enjeu majeur de la lutte nationale [...]

L'histoire du canal de Suez parcourt trois siècles ; créé au milieu du XIXe siècle lorsque s'affirme la première mondialisation, il traverse le tumultueux XXe siècle avec brio. On suit avec lui le basculement d'un monde articulé sur l'axe Orient-Occident à un monde polycentré où l'Europe a perdu son statut hégémonique. Le canal a longtemps été au cœur du pacte colonial qui reposait sur un échange de biens manufacturés des pays industrialisés contre les matières premières ou denrées alimentaires de l'Asie. Avec la décolonisation et l'affirmation de nouvelles puissances au Sud comme l'Inde et la Chine, la structure du trafic évolue considérablement : les économies européennes sont désormais insérées dans un marché global où les pays asiatiques et moyen-orientaux pèsent de tout leur poids.

Le canal de Suez se situe au cœur du transport maritime mondial ; son activité correspond à une mission de service public international, puisqu'il doit garantir la navigation et faciliter les relations entre deux mers. Son percement, les innovations techniques des navires et la situation de plus en plus concurrentielle des compagnies de navigation favorisent l'essor du commerce entre l'espace méditerranéen et l'océan indien. De plus, le succès commercial du canal à partir des années 1880 révèle l'intégration croissante des économies du Nord et du Sud et suit le développement des échanges qui caractérise la première mondialisation.