Dans cette "guerre culturelle" assumée, Éric Zemmour utilise les mots comme des armes. Et d'abord contre la langue elle-même. Au-delà des thèmes et des thèses explicites, tirés d'un corpus d'extrême droite nationaliste, autoritaire et xénophobe sans grande originalité, il fait violence au langage même. Insidieusement, il sape notre bien commun et notre capacité à penser. Or son discours est contagieux. Il structure les débats, s'insinue dans les conversations, conditionne le dicible et le crédible, et se diffuse sur une surface médiatique et politique sans précédent. (12)
Ses textes regorgent d’un vocabulaire identitaire, ethnique, racial ou religieux, et ces notions sont allègrement confondues par amalgame au fil des pages : « juif » est le 16e adjectif le plus utilisé dans ses livres (plus que « social » ou « économique »), mais ce sont aussi « arabe » (37e), « blanc » (39e), « catholique » (40e), « musulman » (41e) qui sont surreprésentés. Tout ceci parsemé de stéréotypes raciaux dans le plus pur style colonial : Obama est « élégant, distingué, racé. Un corps de félin ». D’Omar Sy il souligne le « corps musclé et félin, [le] sourire béat, [le] regard vide » ; d’Assa Traoré la « tignasse de jais ».
Depuis plus de quinze ans, il propage non seulement des thèses et des idées d’une rare violence, mais une langue qui porte en germe la possibilité du pire. Une langue qui nous habitue à voir des « races » plutôt que des personnes, des « étrangers » plutôt que des enfants, des ennemis plutôt que des concitoyens.
Sous sa plume, le sens des mots se brouille, les concepts politiques se dissolvent ou s’inversent, l’ironie attaque comme un acide les valeurs humanistes. La torsion des mots et de l’histoire y est la norme. L’obsession raciale omniprésente. Éric Zemmour alterne l’abject et le grotesque pour nous engluer dans la révulsion viscérale et la jouissance sadique et abolir toute possibilité de réflexion.
Son manichéisme identitaire nous conditionne à une logique d’affrontement, tandis qu’une dramatisation apocalyptique fabrique une France alternative. Ses récits ont la puissance explicative du mythe et nous plongent dans un état de sidération. La langue, essorée de sa capacité à nous faire penser, écouter et débattre, devient un instrument de perversion antidémocratique.
Le monde d’Éric Zemmour est celui de la violence : « guerre », « mort », « ennemi », « peur », « armes », « combat » saturent ses textes. « Guerre » est le troisième nom le plus utilisé dans ses livres – une place exorbitante qui distingue le candidat à l’élection présidentielle de 2022 de tous les autres acteurs politiques.
Les livres « d’histoire » d’Éric Zemmour relèvent de l’hagiographie (récit enjolivé des vies de saints et de rois), de l’œuvre à thèse et du roman national. Dans « roman national », expression que revendique l’auteur de Destin français, on retiendra surtout le terme de « roman ». C’est peu de dire qu’Éric Zemmour livre une version romancée de l’histoire de France. De Clovis à de Gaulle, on plonge dans une geste de cape et d’épée qui célèbre une épopée idéalisée de grandeur puis de décadence.
Chez Zemmour, Pétain c’est de Gaulle et de Gaulle c’est Pétain. Les phrases enlacent les deux hommes au gré de figures de comparaison et d’union : « Pétain comme de Gaulle » (sept fois), « tous deux », « De Gaulle après Pétain ».
Jusqu’à la contamination de leurs noms. Au moment de conclure son chapitre sur de Gaulle, vainqueur en 1944, l’auteur lâche : « C’est la grande inversion. Nous sommes en 1940, mais à l’envers. Pétain est de gaullisé, de Gaulle est pétainisé ».
Car ce que le polémiste veut accréditer, c’est l’idée d’une « guerre civile qui vient ». Une « guerre civile » que la langue d’Éric Zemmour veut nous habituer à penser comme « une guerre des races ». L’autre singularité lexicale d’Éric Zemmour est en effet son obsession pour la notion de « race ». Sur les sept principaux essais qu’il a publiés depuis Le Premier Sexe en 2006 jusqu’à 2021, il emploie plus de 135 fois ce mot qu’il qualifie lui-même de « tabou suprême ».
En choisissant le mode narratif pour avancer ses thèses, en repliant l’Histoire sur la nature, Éric Zemmour les soustrait à la discussion et présente des opinions comme des vérités.
Il se contredit et insulte la logique : d’un côté il applaudit les « unions mixtes » entre Gaulois et envahisseurs lorsqu’Ernest Renan note que « les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Normands avaient très peu de femmes de leur race avec eux », de l’autre, il s’insurge contre le « culte du métissage » d’aujourd’hui entre Français et « Arabo-musulmans ».
« Nous sommes les Romains de la décadence ou les aristocrates de la Révolution, et Mohamed Merah et ses pareils sont les barbares et les sans-culottes de notre temps ». Ou comment présager et encourager implicitement une lutte à mort contre « Mohamed Merah et ses pareils », avec toute l’ambiguïté de cette expression (…).