Christophe Bouquerel -
La première femme nue .
Christophe Bouquerel vous présente son ouvrage "
La première femme nue" aux éditions
Actes Sud. Retrouvez le livre : http://www.mollat.com/livres/bouquerel-christophe-premiere-femme-nue-9782330050863.html Retrouvez la librairie Mollat sur les réseaux sociaux : Facebook : https://www.facebook.com/Librairie.mollat?ref=ts Twitter : https://twitter.com/LibrairieMollat You Tube : https://www.youtube.com/user/LibrairieMollat Dailymotion : http://www.dailymotion.com/user/Librairie_Mollat/1 Vimeo : https://vimeo.com/mollat Instagram : https://instagram.com/librairie_mollat/ Pinterest : https://www.pinterest.com/librairiemollat/ Tumblr : http://mollat-bordeaux.tumblr.com/ Soundcloud: https://soundcloud.com/librairie-mollat Blogs : http://blogs.mollat.com/
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À travers les fumées grasses du bûcher, la vision se précise : une dizaine de filles en train de déjeuner dans le havre de lumière d’une arrière-cour. Les seins nus, les jambes allongées, alanguies dans des poses qui ne sont pas lascives mais vives, elles mangent des olives et des câpres sur une galette frottée d’huile. Elles s’offrent à la caresse gratuite du soleil. Les yeux fermés, elles se nourrissent avidement de ses rayons de miel. Quelques rires légers, parce qu’elles ne sont pas sous le regard des hommes. Cette image originelle, maintenant, je la vois de l’extérieur, de son point de vue à lui. Je sais que, dans ce spectacle insolite, dont la fraîcheur le tire pour un instant de son angoisse, ce qui retient l’attention du Sculpteur, c’est moi. D’emblée moi. L’absente. Perdue au milieu des autres. Assise très droite sur la margelle du puits, je les domine toutes, dans cette position, de la tête et des épaules. Bien que l’une de mes camarades, presque une enfant, ait posé sa tempe sur mes genoux et que je lui caresse distraitement les cheveux, il perçoit d’emblée ma distance. Ma réserve. Mon orgueil. Il pense sûrement : Totalement incongru pour une pute.
Il éprouve non plus le désir mais le besoin, le manque presque douloureux, de ma nudité. Il désire tellement me voir nue qu’il ne sait même plus s’il aura ensuite envie de me prendre. Le plus exaspérant, d’ailleurs, c’est qu’il reste lucide sur ce que je suis, sur ma condition de putain de bordel municipal. Et se dire que des dizaines d’hommes avant lui ont dû me déshabiller sans émotion particulière ne change rien à l’intensité de son trouble. D’où cette gamine tire-t-elle cette science ? Cette connaissance presque perverse du désir des hommes ? Il n’éprouve un tel désir de me voir nue que parce que je refuse de me montrer.
Il a besoin de me revoir. Pas de me faire l’amour, de me revoir. Oui, bon, de me faire l’amour aussi. De fermer les yeux et de se sentir exister dans la palpitation de ma peau, l’élancement de mes seins menus, la souplesse de ma taille, qui l’affole, maintenant qu’il y repense, et dont il se reproche de n’avoir pas assez su profiter la première fois. Trop obsédé par ses images. Là, les oublier, enfin, et, simplement, délicieusement, me baiser ! Jouir de moi, de chaque centimètre de ma peau nue !
“Jamais vu de fille plus belle.” Comme il s’y attendait, les courbes de mon corps gardent quelque chose de gracile et d’inachevé. Mes seins menus, l’arrondi de mon ventre, mes cuisses viennent d’éclore mais ne sont pas encore épanouies. Émouvant miracle. Comment se fait-il que l’existence de putain, que je mène depuis plusieurs mois peut-être, n’ait pas encore abîmé le surgissement naïf de ma beauté ? Ne pourrait-on pas croire que je me déshabille devant un homme pour la première fois ?
Comme la plupart des hommes, et bien qu’il se sente plus qu’eux le désir de suivre jusqu’au bout les courbes et les détours du corps féminin, l’intimité de ce dernier lui répugne. Il y devine des écoulements de sang, des épanchements visqueux de sécrétions et de glaires dont il pourrait être souillé et qui l’effraient.
Ces relations inversées de domination, où la fille paraît mener son patron et, en même temps, ne chercher à aucun moment à échapper à sa situation de putain, à cette vente de son corps d’esclave, qu’elle mène simplement à sa façon, tout cela déconcerte l’artiste et l’intrigue.