Attention, attention!... il n'est pas question ici de déjà-vu, de déjà-lu, de déjà-écrit. Il est question ici de Littérature avec un grand L, d'émotions pures, de l'invention de nouvelles formes littéraires, de dispositifs narratifs inédits et fulgurants, de Poésie avec un grand P. Il ne s'agit pas de lire au sens linéaire du terme un roman "normal", mais de se perdre et d'aimer se perdre dans ce livre.
"Extrêmes et lumineux" de Christophe Manon, c'est un flux de scènes successives, racontées avec des phrases amples qui évitent les points, isolées en des paragraphes compacts, pleines de descriptions frappantes. De la vie capturée à l'état brut.
"Extrêmes et lumineux", cela peut sembler au lecteur d'abord déconcerté comme une série de souvenirs aléatoires fixés, on passe, on glisse de l'un à l'autre comme si dans une même nuit on se laissait glisser vertigineusement de rêve en rêve. Le procédé qui permet de passer d'un récit à l'autre est absolument génial: régulièrement au plein milieu d'un mot, la phrase est coupée, le paragraphe interrompu reprend plus loin, le mot se finissant dans une autre histoire. Ces glissements inattendus, généralement à un moment où l'on est bien happé par le récit commencé, provoquent des effets de cadavres exquis, toujours surprenant, bousculant le lecteur pour le faire parfois sourire (une scène d'amour torride cédant la place au portrait d'une vieille grand-mère par exemple...), parfois grommeler (mince, pourquoi quitter ce personnage de manière si intempestive, coïtus interruptus!...),. Du coup, c'est une lecture qui vous secoue sans cesse, comme si l'auteur nous disait à chaque fois: "Hé, lecteur, réveille-toi, tu changes d'histoire, tu te perds!" Et moi j'ai adoré me perdre dans cet enchevêtrement de récits télescopés, j'ai adoré chercher à établir des ponts entre ces scènes, car il y a de nombreux fils qui relient tous ces épisodes- et c'est en cela qu'on peut tout de même apparenter ce livre à une espèce de roman.
On se lance sur différentes pistes; il y a le motif du vieux théâtre forain, dont les accessoires sont relégués au musée, il y a beaucoup de vieilles photos exhumées, comme autant de vieux souvenirs de famille qu'on voudrait reconstituer, il y a beaucoup de couples qui font l'amour de façon très sensuelle... Le contexte évoqué est plutôt celui de la campagne (et c'est aussi pour cela que ce livre me parle particulièrement, je retrouve ma propre famille dans ces portrait d'aïeux...) et du passé. C'est un livre fragmenté comme une mémoire familiale floue et malmenée, qu'on aimerait pouvoir reconstituer à l'aide de traces éparses, dans lequel on s'enfonce, comme si on s'enfonçait de plus en plus profondément dans les fantasmes, dans l'histoire de quelqu'un, peut-être celle de la famille de l'auteur, ou la vôtre, la nôtre...
Ce livre, cet objet littéraire non identifié, il faut du temps pour le lire, car il faut accepter de se laisser happer par la superbe description d'un baiser par exemple, accepter l'inédit, accepter de se laisser déranger dans sa propre attente de la lecture, surtout quand ce livre vous est présenté comme un "premier roman"... alors que c'est vraiment autre chose. Plus vous avancez, plus vous vous demandez si votre roman se désagrège ou s'il se compose. Un peu comme quand vous avancez dans la vie d'ailleurs, en essayant d'établir vous même la cohérence secrète entre tout ce que vous vivez: vous sentez que cette cohérence existe dans le livre, et elle s'établit à votre insu.
Ces bascules d'un récit à l'autre multiplient cet effet que produit l'ouverture d'un nouveau livre, quand vous ne savez pas où vous allez tomber. Cela m'a aussi évoqué le glissement des doigts que vous faites sur un écran tactile, quand vous balayez un contenu internet d'un mouvement pour en faire apparaître un autre, qui n'a rien à voir... J'ai aimé aussi l'usage de police de texte différente quand on passe à la première personne, ou les trous dans les mots quand ils viennent à manquer.
J'ai été émerveillée par ce livre complexe.
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