À la maison, mes parents n'attendaient plus mes fins de phrase. Dès ma huitième année, mon père se mettait sur le qui-vive chaque fois que j'ouvrais la bouche. Si je venais le voir dans la cuisine, il sentait que j'allais demander quelque chose et pointait dans toute la pièce un index de détective. C'est un gâteau que tu veux? De l'eau? Du jus d'orange? Tiens, voilà ton jus d'orange.
Je faisais des économies de langue, lui des économies d'oreille, tout le monde était content.Ma mère était à peine plus patiente. C'est à elle que Schmid livrait le bilan de nos séances, c'est elle qui s'entendait conseiller de me laisser parler, de ne pas me presser. Bon élève, je préparais pour elle des phrases fluides comme des rubans - mais le ruban finissait par casser, à un endroit ou un autre, et je bloquais au milieu de ma jolie phrase pendant qu'elle se lacérait le dos des mains du bout des ongles.
— Si tu as besoin que je prépare tes affaires de sport pour demain, tu peux juste dire «sport». Je comprendrai.
Son pragmatisme m'emmenait tranquillement vers le silence. Au fil des années, je devenais pour elle un genre de compagnon muet qu'elle pouvait ensevelir sous son bavardage, tout en se plaignant de ne pas m'entendre assez. Pendant ce temps, l'adorable Emmanuelle blondissait, frisottait, dévidait ses journées dans des tirades incohérentes sous les applaudissements parentaux. Une famille unie.