David Albertyn

Même dominé, Antoine vise la tête, s'acharne à frapper pour que le cerveau de l'autre heurte sa boîte crânienne. Près de la tempe droite de Konistyn, il y a une bosse enflammée de la taille d'une balle de golf qui continue de grossir, résultat d'un coup de tête involontaire.

Ce qu'elle préférait, c'était le javelot. Lorsqu'il s'élançait, brandissant la sagaie à hauteur d'épaule, prenait de la vitesse, puis plantait la jambe avant dans le sol, rejetant la hanche en arrière et projetant le torse en avant, elle admirait la beauté de la détente, le bras étiré au maximum, la fluidité du geste, le javelot qui s'élevait dessinant une spirale serrée. Soudain, elle croyait voir un héros antique sur le champ de bataille, dont la lance puissante ferait la première victime dans le camp adverse.

Sa tête s'enfonce dans l'oreiller de plumes, et il remonte le drap sur lui, songeant à toutes ces nuits passées dans la rue, sur des terrains vagues, dans des squats où des gangs vendaient du crack, en prison, le crâne à même le ciment ou sur un plancher crasseux, aux réveils en sueur après un cauchemar ou pire, avec les mains de quelqu'un sur lui, les coups qu'il devait distribuer pour survivre.

Il traverse une large avenue vide de voitures et aperçoit un coyote au loin. L'animal qui trottine sur l'asphalte lui lance un bref regard. Il a l'impression qu'il lui adresse un signe de tête, un salut entre chasseurs de l'aube.

Lorsqu'il était enfant, le Strip était réservé aux touristes. Personne, dans son entourage, n'avait les moyens d'en profiter. il ne connaissait de la ville que ses quartiers pauvres et mal desservis. C'était l'environnement dans lequel ses parents l'avaient élevé : une succession sans fin de quête de fonds et de collectes alimentaires.

On t’apprend que si quelqu’un te menace, toi ou quelqu’un d’autre, alors, il faut tirer. Et on doit intimider. Ça devient normal, au bout d’un moment. Il y a toujours des yeux sur toi. Chez les flics, je veux dire. Il faut avoir l’air dur. Ne rien laisser passer. Tu additionnes tout ça : quelqu’un ne t’écoute pas, refuse d’obéir, ça t’énerve. Il représente déjà une menace pour la bonne santé de la ville et maintenant il est peut-être une menace pour ta vie ou celle de ton coéquipier. Et voilà. Tu te retrouves à prendre la vie de quelqu’un.Il se lève et s’approche de la fenêtre. Là, il écarte le rideau pour laisser pénétrer les premières lueurs du jour.— Je ne peux pas te reprocher de vouloir partir, reprend-il. Moi non plus, je n’éprouve plus les mêmes sentiments pour moi.Naomi ferme les yeux, et les larmes coulent sous ses paupières. Elle pleure à cause de lui, à cause d’elle, de leur mariage brisé, d’Antoine et de ce qu’il est devenu, et à cause de son rêve idiot. Comment a-t-elle pu croire qu’ils se retrouveraient tous les quatre comme avant ? Elle rouvre les yeux. Keenan est à côté d’elle.

Le but, c’est de combattre le racisme institutionnalisé. Et ça commence par révéler et faire cesser le terrorisme policier dans les quartiers noirs. Mais on peut faire bien plus. Le logement, l’éducation, l’emploi : Black Lives Matter pourrait donner un nouvel élan à tout ce pour quoi nous nous battons depuis des années. Ça fait très longtemps qu’on n’a pas vu un tel niveau de participation et une telle énergie. En s’attaquant aux violences policières, le mouvement nous a permis de nous rassembler, mais à partir de là ,on pourrait s’attaquer à d’autres problèmes, et même remettre en question les inégalités fondamentales au cœur du système capitaliste : pour tous, et pas seulement pour les nôtres. Si on s’engage vraiment, il y a moyen de faire bouger les choses. Pas uniquement en façade, pas pour la mascarade d’une société sans préjugés raciaux. Je te parle d’un changement profond. D’un changement radical. Orienté vers plus de justice sociale et de solidarité.

Le sang lui rappelait qu’il n’était pas un psychopathe. Un psychopathe ne distingue pas le bien du mal. Lui savait parfaitement que ce qu’il faisait était mal. Son corps essayait de lui désobéir. Non, il n’est pas un psychopathe. Il est un homme qui ne s’embarrasse d’aucune limite. Tous les instincts, aussi puissants soient-ils, toutes les épreuves, aussi insurmontables paraissent-elles, cèdent devant son implacable détermination.Les yeux de Monk sont si gros, le blanc strié de petits capillaires rouges éclatés, qu’Antoine se demande s’ils ne vont pas littéralement jaillir de leur orbite. Ou tout simplement exploser. Au lieu de quoi, les contorsions de l’homme cessent brutalement. Son dos arqué s’aplatit sur le sol, et sa langue violacée pend au coin de sa bouche.Antoine est sûr d’avoir tué Bashinsky sur le coup, cependant, par acquit de conscience, il s’assied à califourchon sur lui, place ses doigts épais autour de son cou frêle et enfonce ses pouces.

Oui. J’ai encore envie de jouer. Je vais avoir besoin d’un long repos, puis je repartirai à la chasse. C’est peut-être ce que le destin me réservait depuis toujours. C’est peut-être pour ça qu’il t’a enlevé à moi, padre. Pour me donner un but qui me préparerait à quelque chose de plus grand. Le monde m’attend.J’aimerais chasser encore.

Naomi a mis du rouge à lèvres. Un rouge sombre, presque violet. Elle n’en porte jamais, sauf si elle va à un mariage ou pour une occasion spéciale. Elle a même été surprise d’en trouver dans sa maigre trousse à maquillage, puis s’est souvenue qu’on lui en a fait cadeau il y a un an ou deux. Ce petit geste de vanité l’inquiète. Il l’inquiète, car elle ne se serait jamais maquillée si elle n’était pas en route pour retrouver Tyron. Elle pourrait se mentir, dire qu’elle a mis du rouge parce qu’elle se rend à la fête de l’année sur le Strip et qu’elle ne veut pas détonner, le problème c’est que détonner ne l’a jamais gênée jusque-là. Vu sa taille, hormis sur le terrain, elle ne peut que se faire remarquer. Elle se sent déjà coupable, mais pourquoi ? Parce qu’elle s’est maquillée comme le font la plupart des femmes chaque jour ? Oui, sauf qu’elle n’est pas comme la plupart des femmes.