Citations de Deb Spera (84)
On a tout le temps vécu avec la maladie des marais, il y a toujours quelqu'un qui l'attrape pendant les mois d'été, mais on est en automne maintenant alors c'est un peu tard pour ça. Certains ont peur que ce soit l'influenza, comme il y a quelques années, mais la saison n'est pas encore avancée, alors ça n'a pas de sens.
Ado enveloppe le bébé dans une couverture qu'elle a sûrement tricotée exprès. Elle va près du feu pour la réchauffer et la frotter jusqu'à la ramener à la vie.
-Ta mère est là pour toi, fille, je dis à la petite tout en la frictionnant. Ta grand-mère a préparé du pain pour ton arrivée. Joins-toi à nous. Viens à la maison, ma fille.
- J'entends la voix de ma propre mère comme si elle était avec moi dans la pièce. "Retta, place ta bouche sur le nez et la bouche du bébé et aspire ce qu'il y a là-dedans."
- Non ! Ordonne-lui de venir, force-la à se décider. C'est toi, la mère !
- Comment elle s'appelle ? Comment elle s'appelle, Nelly ?
En voyant leur air confus, je me souviens. Ces gens croient que ça attire le mauvais œil de donner un nom à un enfant avant sa naissance. Ils veulent voir à qui ils ont affaire avant de choisir un prénom.
- Appelle ta fille. Fais-la venir à la maison, j'lui explique.
M'man avait pour habitude de dire à toutes les femmes : "Appelez votre enfant, quel est son nom ?" et la femme appelait le bébé par son nom. "Appelle ta fille maintenant", qu'elle aurait dit. M'man était convaincue que, quelle que soit l'âme qui était à la porte, elle trouverait son chemin si on l'appelait.
- On va faire sortir ce bébé de ton ventre pour qu'il puisse rencontrer sa maman.
Pourquoi, quand le moment est venu, ça paraît impossible de donner naissance ? Au milieu de toute la douleur, on oublie la récompense qui nous attend à la fin.
Avec lui et le papa de Nelly, on dépasse le chemin qui mène à Battle Creek et on s'enfonce dans les bois derrière. Leurs ancêtres sont enterrés là. Je les sens avant de les voir. Ils reposent là, à flanc de colline. Même sans pierres tombales clairement indiquées, le poids des vies qui ont existé s'abat sur moi. Ces gens ont été enterrés de la même façon que mes ancêtres esclaves, dans des tombes anonymes couvertes de pervenches, dont les fleurs audacieuses se détachent clairement dans l'obscurité, comme si elles se nourrissaient des corps sous elles. Des plantes sacrées pour un endroit sacré.
Les oiseaux moqueurs chantent toute la journée par-dessus le chant des autres oiseaux jusqu'au tomber du jour, et ils recommencent avant le lever du soleil. Le vent souffle en rafales qui n'ont ni queue ni tête. Y a juste le parfum de l'automne qui semble apporter une promesse dans son sillage, mais je sais pas de quoi. L'odeur des pins est tellement forte que c'est comme si ma mémoire avait sauté par-dessus l'automne pour atterrir sur Noël.
J'suis allongée dans notre lit, à écouter le bruissement des arbres. J'oublie toujours que quand une saison laisse la place à une autre, y a toujours une bagarre. Là, le vent s'est levé pour disperser ce qu'y reste de l'été.
Ta présence, ton odeur ont disparu du jardin, de la cuisine, de notre lit. A ta place, y a un silence qui fait un boucan de tous les diables. C'est bizarre, pas vrai ? Qui aurait cru que le silence pouvait être bruyant? Pas moi, pas avant ton départ. C'est pas juste ta voix, Odell, c'est le chœur tout entier des voix qui n'est plus là. Depuis que t'es parti, c'est comme si tout le monde m'avait laissée en même temps.
Le bâtiment renferme de nombreux souvenirs : les miens, ceux d'Edwin, ceux des enfants.
Les enfants sont une vague : leur donner naissance, s'en occuper, les élever... Lorsque vous êtes dans les affres, tout vous paraît interminable. Puis soudain, c'est fini. Je ne sais pas pourquoi j'ai été surprise de voir les enfants grandir, mais je l'étais. Je croyais que leurs jeunes années dureraient toujours. Désormais, je comprends que c'était ma jeunesse qui s'exprimait et non pas la leur. Le passé est le présent, maintenant, encore et encore.
La honte me cloue sur place. J'ai douté de cet homme qu'a jamais douté de moi.
Sue Ann se lève et commence à chanter His Eye Is On The Sparrow. C'est un vieil hymne que je connais depuis que je suis née. Sa voix est aussi pure et mélodieuse que celle d'un passereau. Sa fille Comfort se met à danser à côté de sa maman et les autres fidèles ne tardent pas à se laisser gagner par le même abandon. Un par un, ils se lèvent et se balancent en rythme.
Certaines personnes ont besoin de tenir les autres pour responsables de leur infortune. Et les parents sont toujours une cible facile.
J'aurais dû garder les filles ici pendant l'été lorsqu'elles étaient petites. Si je les avais mises au travail comme les garçons, il en aurait été autrement. Réexaminer le passé à la lumière du présent n'est pas chose facile.
Le calme qui règne ici me fait l'effet d'une grosse couverture qui enveloppe les lieux.