J'ai fermé les yeux et je l'ai vu.
C'était comme si je revenais dans une nuit ancienne. Une nuit qui s'était consumée et n'existait plus et qu'on voyait de là, à ce moment précis, dans ma tête.
Assise sur le sol, j'ai passé la main sur la terre où j'ai planté le couteau et l'en ai retiré. ça m'a plu. J'ai refait ce geste, mais cette fois j'ai laissé le couteau, essayé de le bouge, d'écarter la terre pour l'ameublir peu à peu. La terre est forte mais n'a pas protesté.
Je garde dans mes cauchemars le son de cet endroit, un ramassis de douleur et de pestilence.
Même le soleil me déroute, il saigne sur ma peau enflammée et mes yeux, brûlants comme si on y avait versé de l’acide, luttent pour ne pas pleurer.
La douleur, un jaune poubelle, jaune fièvre, ou un gris tôle, un gris malade. Seule la douleur semble ne jamais mourir.
La voir en silence tomber dans un trou béant au fond du cimetière, là où se trouvent les tombes des pauvres. Ni plaque, ni bronze. Avant la roselière, une bouche sèche qui l’avale. La terre ouverte comme une coupure. Et moi qui essaie de la freiner, de la retenir avec mes bras, avec ce corps qui n’est pas plus grand que la largeur de la fosse. Mais quoi que je fasse, maman tombe.
Ma force, insuffisante, n’y change rien.
J'ai caressé la terre qui me donnait des yeux neufs, me permettait d'avoir des visions auxquelles j'étais la seule à accéder. Je savais combien les messages des corps volés sont douloureux.
J'ai caressé la terre, serré le poing et soulevé dans ma main la clé qui ouvrait la porte par laquelle Maria et tant d'autres filles étaient parties, filles aimées, elles, de la chair d'autres femmes. J'ai soulevé la terre et avalé, toujours plus, beaucoup plus pour que naissent ces yeux neufs et que je voie.
Non, ça ne marche pas comme ça, ai-je lâché en tâchant de ne pas la regarder, de ne pas parcourir mentalement le temps sec, les années orphelines qui meurtrissaient mon corps comme du papier de verre frotté sur la peau, et qui avait fait que jamais une femme ne prononcerait le mot "fille" en s'adressant à moi. Je suis venue manger la terre de votre fille, lui ai-je dis en me levant.
Et je suis sortie seule à l'air libre afin de récupérer une vie.
Je commençais à me rendre compte que les gens à la recherche d’une personne ont un trait distinctif, une marque près des yeux, de la bouche, un mélange de douleur, de colère, de force et d’attente qui prend corps. Quelque chose de brisé où vit celui qui ne revient pas.
Je la voyais comme si on avait éteint quelque chose en elle. Elle n’était même pas fâchée. Il n’y avait que sa tristesse d’allumée.
J’ai ouvert les yeux. L’odeur me piquait encore. Pareille à celle des chiens renversés au bord de la route.
Elle attendait que je parle, et moi que la douleur me fiche la paix.
Je n’étais pas sûre qu’elle apprécie ce que j’avais à lui dire.
La bière était comme l'étreinte d'une couverture me cachant entièrement, surtout la tête.