En écrivant un livre
Mais ces jours-là aussi plus d'une pensée vous trouble, de loin en loin, et vous arrête. Le temps de la production artistique est presque tout à fait perdu pour la culture. Pendant que vous vous repliez sur votre idée, le monde marche, pense, parle, oeuvre, et vous ne voyez pas, vous n'entendez pas, vous ne lisez pas, vous restez étranger au mouvement intellectuel qui se déroule autour de vous (...) Et le travail d'autrui aussi vous effraie, puisque pendant que vous travaillez, d'autres oeuvres de nature semblable voient le jour (...)(p. 56)
Le livre est sorti
Pour un écrivain, les manifestations de solitude ou, pour dire mieux, de surdité intellectuelle, sont particulièrement décourageantes, d'autant plus qu'elles ne sont pas rares. Elles semblent incroyables dans le monde d'aujourd'hui, où la presse fait hurler et résonner sa voix en tout lieu et de toutes les manières.
(p. 29)
Il neige, il neige sans arrêt. Il se passa un déplorable épisode, ce matin, avec la neige, à la sortie de l'école. Une bande de garçons, à peine surgie de l’Avenue, se mit à tirer des boules, avec la neige fondue, qui fait des boules dures et lourdes comme des pierres. Beaucoup de personnes marchaient sur les trottoirs. Un monsieur cria : - Arrêtez, garnements ! - et juste à ce moment on entendit un cri aigu de l'autre côté de la rue, et on vit un vieil homme qui avait perdu son chapeau et qui vacillait en se couvrant le visage des mains, et à ses côtés un garçon qui criait : - Au secours ! Au secours ! - Des personnes accoururent de partout. Il avait reçu une boule dans l'il. [...]
Une foule s’était formée autour du vieillard et un agent et d’autres personnes couraient çà et là en menaçant et en demandant : - Qui est-ce ? Qui a fait ça ? – C’est toi ? Dites qui est le responsable ! - Et ils regardaient les mains des garçons pour voir si elles étaient mouillées par la neige. Garoffi était près de moi : je m'aperçus qu'il tremblait de tout son corps, et qu'il était blanc comme un mort. - Qui est-ce ? Qui a fait ça ? - continuaient à crier les personnes. Alors j’entendis Garrone qui parlait à voix basse à Garoffi : - Allez, va te dénoncer : ce serait lâche que de laisser prendre quelqu’un d’autre. - Mais je ne l'ai pas fait exprès ! - répondit Garoffi, en tremblant comme une feuille. - Peu importe, fais ton devoir, - répéta Garrone. - Mais je n'ai pas le courage, moi ! – Trouve-le, viens, je t'accompagne. - Et l’agent et les autres criaient toujours plus fort : - Qui est-ce ? Qui a fait ça ?
En écrivant un livre
D'autres idées décourageantes vous assaillent soudainement. Vous êtes absorbé depuisun an dans vos pensées: pendant ce temps, des événements d'intérêt universel sont survenus dans votre pays et dans le monde entier, des idées d'une très grande importance ont été débattues, des hommes éminents ont rendu à la patrie des services insignes, de grands esprits ont fait des découvertes fécondes et des hommes généreux de grandes oeuvres de bienfaisance, de terribles malheurs ont frappé des milliers de gens et des actes héroïques ont été accomplis qui honorent l'espèce humaine. Vous avez à peine pris connaissance de beaucoup d'autres, à la plupart vous êtes resté indifférent, tout occupé que vous étiez à voir danser vos spectres, à tisser vos phrases, à faire résonner vos paroles, vous, solitaire, égoïste, mesquin, ne vous souciant de rien que de rafistoler un livre, dont nul ne percevait le manque si vous ne l'aviez pas fait, et qui sera peut-être emporté dans l'énorme fleuve de papier qui passe ! (p. 58)
Un coffre qui évoqueraient dans votre mémoire le charnier de la maison de Sedan décrit par Zola, où était amoncelé tout ce qui tombait des tables d'opération du Dr Bouroche.
Mon atelier
Mais ici les souvenirs précieux s'entassent. Mon très modeste bureau est un petit musée. (p. 80)
Tout écrivain qui dépasse les fameux "vingt-cinq lecteurs" d'Alessandro Manzoni se trouve pour quelque temps, après la publication d'un livre, dans des conditions assez semblables à celles d'un député nouvellement élu. Il doit essuyer un tel orage de critiques qu'il en viendrait presque à s'imaginer qu'il a commis une grosse bêtise en franchissant ce pas. (p. 15)
Mon atelier
J'écris pourtant, comme le voyageur prêt à partir écrit ses dernières lettres dans un bureau sur le quai, alors que le paquebot fume. (p. 104)
Mais il y a dans un angle un grand coffre qui donne encore mieux l’idée de tous les supplices que peuvent infliger à une image fragile du corps humain ces petites griffes si agiles et si patientes dans leur travail de destruction que sont les petites mains de fillettes excitées par la curiosité instinctive de l’anatomie du jouet.
Mon atelier
A ses pieds, c'est un bizarre mélange de photographies de toreros, de paysans andalous, de pêcheurs des Pays-Bas et de bergers de Patagonie, au milieu desquels le professeur Speggazzini à la docte barbe noire fait briller ses lunettes d'or. Cher et brave ami ! Ses fabuleux discours me donnaient l'illusion d'être à ses côtés au milieu des indigènes des terres les plus reculées de l'Amérique du Sud, et chaque fois que je le quittais, il me semblait me réveiller d'un songe ! C'est lui qui m'a offert tous ces étranges visages de Patagonie. Ils sont de sexe et d'âge indéterminés, mais leurs yeux exhalent une douceur de caractère d'autant plus touchante que luit dans chaque groupe la baïonnette d'une sentinelle argentine. (p. 72)