Elaine Castillo on Sexuality
Quoi qu’il en soit, seul compte le présent – et à présent, il est à tes côtés, toi qui essaies tant bien que mal de donner naissance à cet enfant dont tu rêvais, à te vider de ton sang, à jurer en pangasinan avec, comme si ça ne suffisait pas, ta fille qui n’arrive bientôt plus à respirer, parce que le cordon ombilical s’est enroulé autour de son cou. Sans plus tarder, les médecins passent à l’action ; on t’assomme d’anesthésiants, un coup de scalpel pour la faire sortir, en quelques minutes, voilà que c’est plié. Vivantes. Tu es en vie. Elle est en vie.
Durant toute son enfance, tu ne pourras pas t’empêcher de le répéter à ta fille tout le temps : si elle avait dû naître aux Philippines, vous y seriez restées toutes les deux. Elle grandira en sachant bien que la seule chose qui explique qu’elle soit encore en vie, c’est qu’elle est née en Amérique – quoiqu’elle ne semble pas en aimer davantage son pays pour autant. Mais bon, elle n’est pas obligée de l’aimer, puisque c’est le sien.
Quand tu l’observes, durant ses tout premiers instants, une chose te saute aux yeux surtout : ce qu’elle n’a pas. Une voie toute tracée. Tu sais ce que c’est que d’avoir son destin écrit à l’avance ; tu sais aussi ce que c’est, que d’échapper à son propre sort. Celle-là, elle ne vendra pas de chico au bord de la route nationale. Celle-là, elle ne verra pas une bouche édentée dans le miroir tous les soirs. Quant à aimer ou ne pas aimer l’Amérique, d’autres peuvent bien s’en soucier. Pour toi, aimer est un synonyme de survivre. Tout le reste, c’est une histoire dont tu ne seras pas l’héroïne.
Les mots papa et maman, et puis trucs, dans sa bouche, lui semblaient goudronneux, épais. Elle pressa sa langue contre ses dents, comme si ce n'étaient pas des mots, mais de l'amertume, qu'elle avaient eus en bouche.
Et c’est comme ça que Sunnyhills est devenu le premier…Attends, j’ai le dépliant dans ma poche. C’est ça. Le premier complexe résidentiel de Californie intégré sur le plan racial.
Elle prit une première bouchée de sitaw et de kalabasa, saveur sucrée, mais le sabaw était beaucoup trop amer, et trop salé ; ils avaient eu la main lourde avec le bagoong ; il y avait trop d’okra, et pas assez d’ampalaya. Peut-être que les Filipinos nés aux États-Unis n’aimaient pas l’ampalaya, se dit-elle.
(Comprenne qui pourra, je précise qu'il n'y a pas de lexique !)
Tu sais déjà que la première chose qui te rend étrangère à un lieu, c’est d’y être née pauvre.
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Quand tu quittes enfin ton pays, tout ce que tu espères, c’est trouver une façon d’être étrangère qui te soit plus supportable.
De ton côté, tu viens d’avoir vingt-neuf ans, ton accent ne s’est toujours pas envolé, et tu commences à comprendre ce que ça veut dire, de se trimbaler avec le poids de ton héritage, avec ce passé qui te colle aux basques. Traîner son vécu derrière soi, ça veut dire que tu auras beau aller aussi loin que tu voudras, tu auras beau vivre dans tout un tas de pays différents, il restera toujours certains lieux en toi que tu ne quitteras jamais.
Tu commences à saisir une chose : ce qui t’est donné ne t’est jamais acquis.