Elle se saisit à son tour de son verre et pratiqua les mêmes examens que son interlocuteur. Il la laissa procéder en silence avant de lui demander ce qu'elle pensait de ce vin.
- Il s'agit de nos dernières bouteilles tirées en 1801. Il se tient très bien. Les arômes sont plaisants, et j'apprécie particulièrement sa mousse. Sa teinte est du plus belle effet, François était grandement satisfait de sa blancheur... même si celle-ci est un peu cassée par ces petites peluches qui s'attardent sur le bord du verre.
- Tout cela ne me dit pas ce que vous souhaitez pour votre anniversaire... demandez moi dès maintenant tout ce que vous voulez !
- La paix, père, la paix entre les nations européennes, que je puisse enfin expédier mes bouteilles sans chercher à les faire passer pour du vin du Danemark sur des bateaux neutres américains, que Bohne puisse rapatrier mes fonds sans être obligé d'investir dans des marchandises aux cours instables, que je puisse envoyer et recevoir du courrier sans encombre ni délais prolongés... que mes clients d'Europe retrouvent le goût de vivre et de partager une allégresse bien méritée...
" Madame, sachez qu'ici à Mitau votre vin gâte des bouches illustres. Hier encore, je parcourais nos salons et entendais sauter les bouchons de vos flacons. Qui êtes vous pour acheminer depuis votre base si lointaine ce vin, image brillante de la France comme l'écrivait Voltaire ? Bonheur fugitif, celui des plaisirs de la dégustation qui délient les langues et nous plongent dans les temps les plus dorés alors qu'autour de nous tout est rigueur et difficulté. Mes ancêtres sont de la race des marins au long cours."
Ma vie est en train de se glisser dans un nouveau lit, comme un torrent au printemps. La colère et la rancoeur ne sont finalement que de frêles branchages sur ces eaux tumultueuses bien vite déportées sur les rivages de l'oubli.