Citations de François Jacob (35)
Quelle est ma capacité de renouvellement ? Quelle est ma chance de produire encore ce que je n’attends pas de moi ? Car ma vie se déroule principalement dans l’à-venir. Elle se fonde sur l’attente. Elle est préparation. Si je peux jouir du présent, c’est seulement dans la mesure où il est promesse de futur. Je cherche la Terre promise. J’écoute la musique des lendemains. Ma nourriture, c’est l’expectation. Ma drogue, l’espoir. Enfant, je ne supportais pas l’absence de but et, avec des riens, me fabriquais ce que j’appelais des « petites lumières » pour éclairer la journée ou la semaine qui s’annonçait. Si j’écris ce livre sur ma vie écoulée, ce n’est ni pour m’y vautrer avec complaisance ni pour y régler des comptes. C’est pour me donner un but nouveau, donc une existence nouvelle. C’est pour produire de l’avenir avec mon passé. Le déjà-fait m’ennuie. Ne m’excite que l’à-faire. Si j’avais une prière à formuler, ce serait moins « donnez-moi la force » que « donner-moi le désir » de faire.
LA STATUE INTÉRIEURE
Cette course sans fin après le temps, cette préférence accordée au désir sur la jouissance ne va pas toujours sans inconvénients. Trop souvent, elle empêche de saisir les choses. Plus que la vie, elle nourrit l’illusion de la vie. Cette tension vers le lendemain, il m’a fallu longtemps pour m’apercevoir que, dans un domaine au moins, elle présentait un avantage : dans la recherche. Tard, très tard, j’ai découvert la véritable nature de la science, de sa démarche, des hommes qui la produisent. J’ai compris que, contrairement à ce que j’avais pu croire, le cheminement de la science ne consiste pas en une suite de conquêtes inéluctables ; qu’elle ne parcourt pas la voie royale de la raison humaine ; qu’elle n’est pas le résultat nécessaire, le produit inévitable d’observations sans appel imposées par l’expérimentation et le raisonnement. J’ai trouvé là un monde de jeu et d’imagination, de manies et d’idées fixes. À ma surprise, ceux qui atteignaient l’inattendu et inventaient le possible, ce n’étaient pas simplement des hommes de savoir et de méthode. C’étaient surtout des esprits insolites, des amateurs de difficulté, des êtres à vision saugrenue. Chez ceux qui occupaient le devant de la scène venaient souvent se déployer d’étranges mélanges d’indifférence et de passion, de rigueur et de bizarrerie, de volonté de puissance et de naïveté. C’était le triomphe de la singularité.
Saisissante rencontre, près de Hull : un de mes anciens camarades de classe, Jacques S. J’avais conservé de lui le souvenir d’un garçon sage, timide, réservé, parlant peu, premier en gymnastique. Je retrouvais un homme très droit, déterminé, sûr de lui, plein d’autorité que lui conférait son uniforme d’aviateur à quatre galons, bardé de plus hautes décorations ; et surtout nimbé du destin tragique que révélait un visage déformé par les cicatrices. Engagé dans la France libre dès juin 1940, S. était devenu pilote de chasse et avait commandé le groupe Ile-de-France. Abattu en flammes sur le Nord de la France, il avait été gravement brûlé aux yeux et aux mains, mais était parvenu à sauter en parachute. Presque aveugle, il avait pu se réfugier dans une ferme. De là, un réseau de résistants l’avait fait passer en Espagne puis en Angleterre. Après plusieurs opérations, il avait retrouvé l’usage de ses yeux et de ses mains. De quoi reprendre l’entraînement. Quand je le vis, en mai 1944, il espérait bien retrouver sa place au combat. Il la retrouva. Il fut abattu et disparut en mer le 26 août 1944, à l’heure même où de Gaulle descendait les Champs-Élysées.
(La Statue intérieure, page 221-222)
Je porte ainsi en moi, sculptée depuis l’enfance, une sorte de statue intérieure qui donne une continuité à ma vie, qui est la part la plus intime, le noyau le plus dur de mon caractère. Cette statue, je l’ai modelée toute ma vie. Je lui ai sans cesse apporté des retouches. Je l’ai affinée. Je l’ai polie. La gouge et le ciseau, ici, ce sont ici des rencontres et des combinaisons. Des rythmes qui se bousculent. Des feuilles égarées d’un chapitre qui se glissent dans un autre au calendrier des émotions. Des terreurs évoquées par ce qui est toute douceur. Un besoin d’infini surgi dans les éclats d’une musique. Tous les émois et les contraintes, les marques laissées par les uns et les autres, par la vie et le rêve.
Le mot suicide est longtemps resté pour moi associé à deux images qui illustraient les livres sur l’Antiquité.[…] Coiffée de la couronne royale, buste nu, hiératique, Cléopâtre allonge un bras en direction de l’aspic qui se dresse en sifflant au milieu des figues. […] C’était la puissance de cette épaule, la souplesse de ce bras allongé, la forme de ce sein nu et orgueilleux. L’autre image représentait Socrate, en pleine méditation dans sa prison, la coupe de ciguë à la main. […] Par son écriture comme par sa sonorité, le mot suicide était associé à ces deux images. La première syllabe, SUI, se tordait et sifflait comme le serpent, comme l’aspic surtout à cause de son i. La fin, CIDE, était aussi acide et meurtrière que la ciguë. Dans la mort comme autopunition, venaient ainsi s’allier Socrate et Cléopâtre, la tête et le corps, le velu et le lisse, la pensée et le sexe, l’esprit et le pouvoir.
LA STATUE INTÉRIEURE, page 8-9
Par deux fois, j’avais essayé d’habiter chez une amie : l’une, étudiante en lettres ; l’autre, apprentie comédienne. La première, petite, le visage à moitié dissimulé derrière un rideau de cheveux noirs, tourmentée, possessive. La seconde, grande, blonde ébouriffée, la peau lisse et claire, sans la moindre inquiétude. La première demandait sans cesse : « A quoi penses-tu ? » La seconde répétait sans fin : « Tu sais à quoi je pense ? » Chacune à sa façon, mais toutes deux d’un même élan souhaitaient brancher les âmes les unes sur les autres, comme des appareils téléphoniques. Chez la première, je tins six jours. Chez la deuxième, quatre. Mon seul compagnon d’alors, le seul avec qui je pouvais me promener le soir le long de la Seine sans que l’un mentît à l’autre, parce qu’étant passés par les chemins semblables, nous nous trouvions dans des états semblables, c’était Yves C. Blond, mince, élégant.
Les dames anglaises avaient beaucoup changé, beaucoup appris durant cette guerre. Elles ne dédaignaient pas les militaires français mais gardaient leur style propre. Un soir fit irruption dans ma chambre Jean D., les yeux exorbités : « Je viens de faire l’amour avec Patricia qu’on a rencontré hier soir au pub. Après quoi je lui ai demandé de se déshabiller. Elle a refusé en disant qu’on ne se connaît pas assez ! Que faire ? » Je n’avais aucune solution à proposer.
Tout enfant normal possède à la naissance la capacité de grandir dans n'importe quelle communauté, de parler n'importe quelle langue, d'adopter n'importe quelle religion, n'importe quelle convention sociale.
La nuit a englouti le temps. Avec sérénité, elle répand le silence d’où émergent les mots et où ils retournent. Pourtant, le silence peut parfois se fissurer, à l’improviste. Là où on l’attendait le moins vient éclater à la surface de la conscience la bulle d’un souvenir, une vanité, un désir, une humiliation qui remontent du plus profond, font renaître un monde disparu. Quel sac à malice que la mémoire ! Quel piège à images ! Ce qu’un y cherche, on ne le trouve pas. Mais on y trouve ce qu’on ne cherche pas. Elle parle sans fin des lieux, des événements, des gens. Mais de moi, pas un mot. Ce qu’il faut, c’est marcher à son propre rythme, s’attarder ici, folâtrer là. Elle ne supporte guère qu’on la bouscule. Elle ressemble à ces vieillards qui détiennent un secret dont on a absolument besoin et qu’on doit écouter raconter leur jeunesse, leurs amours, leurs exploits militaires des heures durant, avec l’espoir qu’ils finiront bien par en venir au point critique. Alors il faut de la patience. Demeurer à l’affût. Attendre ces éclairs qui surgissent à l’improviste et vous ramènent brutalement dans la maison des parents, dans le lit de quelque ancienne complice, dans un trou du désert sous un bombardement. Se laisser couler dans son passé, ce musée que personne ne peut visiter. Mais aussi ne pas se faire trop d’illusions. Ce qui revient facilement, ce sont les leçons les plus fréquemment repassées, les clichés les plus souvent projetés.
Rien n'est aussi dangereux que la certitude d'avoir raison.
« Ce qui paraît le plus vraisemblable, c'est que le programme génétique met en place ce qu'on pourrait appeler des structures d'accueil qui permettent à l'enfant de réagir aux stimulus venus de son milieu, de chercher et repérer des régularités, de les mémoriser puis de réassortir les éléments en combinaisons nouvelles. Avec l'apprentissage, s'affinent et s'élaborent peu à peu ces structures nerveuse. C'est par une interaction constante du biologique et du culturel pendant le développement de l'enfant que peuvent mûrir et s'organiser les structures nerveuses qui sous-tendent les performances mentales. Dans ces conditions, attribuer une fraction de l'organisation finale à l'hérédité et le reste au milieu n'a pas de sens. Pas plus que de demander si le goût de Roméo pour Juliette est d'origine génétique ou culturelle. Comme tout organisme vivant, l'être humain est génétiquement programmé, mais il est programmé pour apprendre. »
Ne faut-il pas passer soi-même par certaines situations désagréables, voire odieuses ou ridicules, en éprouver de la confusion ou de la colère, pour que se grave en nous ce que nulle parole ne peut apprendre? Pas de meilleur instructeur que l'amour-propre pour parcourir un trajet que personne ne peut faire pour vous.
« Car contrairement à ce qu'on croit souvent, la démarche scientifique ne consiste pas simplement à observer, à accumuler des données expérimentales pour en déduire une théorie. On peut parfaitement examiner un objet pendant des années sans jamais en tirer la moindre observation d'intérêt scientifique. Pour apporter une observation de quelque valeur, il faut déjà, au départ, avoir une certaine idée de ce qu'il y a à observer. Il faut déjà avoir décidé ce qui est possible. »
Admirer, oui. Idolâtrer, non. Ni les dieux, ni les hommes. Les dieux, parce qu'ils n'existent pas. Les hommes, parce que ce ne sont pas des dieux.
« Et en brisant le vieux mythe de la chaîne des êtres vivants, Cuvier a peut-être plus fait pour rendre possible une théorie de l'évolution que Lamarck en généralisant le transformisme du 18e siècle. Il y a, en biologie, un grand nombre de généralisations, mais fort peu de théories. Parmi celles-ci, la théorie de l'évolution l'emporte de beaucoup en importance sur les autres, parce qu'elle rassemble, dans les domaines les plus variés, une masse d'observations qui, sans elle, resteraient isolées ; parce qu'elle lie entre elles toutes les disciplines qui s'intéressent aux êtres vivants ; parce qu'elle instaure un ordre dans l'extraordinaire variété des organismes et les lie étroitement au reste de la Terre ; bref, parce qu'elle fournit une explication causale du monde vivant et de son hétérogénéité. La théorie de l'évolution se résume essentiellement en deux propositions. Elle dit d'abord que tous les organismes, passés, présents ou futurs, descendent d'un seul, ou de quelques rares systèmes vivants qui se sont formés spontanément. Elle dit ensuite que les espèces ont dérivé les unes des autres par la sélection naturelle des meilleurs reproducteurs. Pour une théorie scientifique, celle de l'évolution présente le plus grave des défauts : comme elle se fonde sur l'histoire, elle ne se prête à aucune vérification directe. Si elle n'en a pas moins un caractère scientifique, par opposition au magique ou au religieux, c'est qu'elle reste soumise au démenti que peut lui apporter l'expérience. La formuler, c'est prendre le risque d'être un jour contredit par quelque observation. Mais jusqu'ici, la plupart des généralisations qu'a établies la biologie ne font que refléter certains aspects de la théorie de l'évolution et la confirmer. C'est le cas notamment de toute une série de propositions du genre : tous les êtres vivants sont constitués de cellules ; tous les êtres vivants utilisent les mêmes isomères optiques ; l'information génétique d'un organisme est contenue dans l'acide désoxyribonucléique ; l'énergie nécessaire à un être vivant lui est fournie par des réactions (…). »
« L'évolution biologique est ainsi fondée sur une sorte de bricolage moléculaire, sur la ré-utilisation constante du vieux pour faire du neuf. »
« ...il faut bien considérer comme le résultat d'un bricolage cosmique ce qui reste à la fois le problème le plus déconcertant et le conte le plus étonnant : la formation d'un être humain ; le processus qui, par la fusion d'un spermatozoïde et d'un ovule, met en route la division de la cellule-oeuf, qui devient deux cellules, puis quatre cellules, puis une petite boule, puis un petit sac. Puis, quelque part, dans ce petit corps en croissance, s'individualisent quelques cellules qui se multiplient jusqu'à former une masse de quelques dizaines de milliards de cellules nerveuses. Et c'est grâce à ces cellules qu'il devient possible d'apprendre à parler, à lire, à écrire et à compter. C'est avec ces cellules qu'il est possible de jouer du piano, de traverser une rue sans se faire écraser, ou d'aller faire une conférence à l'autre bout du monde. Toutes ces capacités sont contenues dans notre petite masse de cellules, toute la grammaire, la syntaxe, le géométrie, la musique. Et nous n'avons pas la moindre idée sur la manière dont tout cela se construit. Pour moi, c'est l'histoire la plus étonnante qu'on puisse raconter sur cette Terre. Beaucoup plus étonnante que n'importe quel roman policier ou de science-fiction. »
Et tout ça à cause d'un fou. Ce cauchemar, parce qu'un furieux, les yeux hagards, l'écume à la bouche, hurlant des imprécations, a froidement décidé de mettre le monde à feu et à sang.
Ma nourriture c'est l'expectation. Ma drogue; l'espoir. Enfant, je ne supportais pas l'absence de but et, avec des riens, me fabriquais ce que j'appelais des "petites lumières" pour éclairer la journée ou la semaine qui s'annonçait. Si j'écris ce livre sur ma vie écoulée, ce n'est ni pour me vautrer avec complaisance ni pour y régler des comptes. C'est pour me donner un but nouveau, donc une existence nouvelle. (p.13)
La conception darwinienne a donc une conséquence inéluctable : le monde vivant aujourd'hui, tel que nous le voyons autour de nous, n'est qu'un parmi de nombreux possibles. Sa structure actuelle résulte de l'histoire de la terre. Il aurait très bien pu ne pas exister du tout.