L'ouvrage de Géraldine Schwarz pose la question fondamentale de l'attitude des Allemands pendant les 12 ans du régime hitlérien. Comment l’une des nations les plus avancées en matière de sciences (Heinrich Hertz, Gauss, Max Weber, Sigmund Freud, Albert Einstein, Max Planck), de philosophie (Leibnitz, Feuerbach, Kant, Hegel, Schopenhauer, Marx), de littérature (de Goethe à Berthold Brecht), de musique (Ludwig von Beethoven, Felix Mendelssohn, Richard Wagner), comment l’un des peuples les plus éduqués, ait pu élire un type aussi inculte et vulgaire, violent et sans scrupule qu’était Adolf Hitler ? Comment des millions d’Allemands ont-ils pu participer, pendant si longtemps et avec autant de zèle, à tant de massacres, d’exactions, de génocides ?
Certes, de nombreuses causes peuvent être mises en avant : la volonté de vengeance et de revanche après la défaite de 1918 ; l'humiliation ressentie après le Traité de Versailles de 1919 ; les conséquences économiques et sociales des lourdes réparations de guerre ; l'inflation galopante des années 1920 ; l'occupation de la Rhénanie par la France ; le sabotage de la gauche modérée par cet autre fou de Staline ; les hésitations des ministres de Weimar ; la duplicité des industriels, etc.
Mais pourquoi et comment, dans leur quotidien, les différentes catégories d’individus ont-ils pu, la participer, dans leur immense majorité, à l’édification du troisième Reich, à l’État nazi ?
C’est à ces questions que répond, de façon objective, précise, claire, le livre de Géraldine Schwarz. Son originalité est de partir de l'histoire de sa propre famille pour illustrer et faire comprendre la situation telle qu'elle s'est présentée en Allemagne à partir de 1933 et en France à partir de 1940. L’auteure raconte, avec une profusion de détails, l’attitude de ses deux grands-pères : son grand-père allemand, Karl Schwarz, profitant de « l'aryanisation » de l'économie allemande, a acheté, à bas coût, une entreprise appartenant aux Löbmann, une famille juive de Mannheim – ; son grand-père français, gendarme de son état, a dû convoyer vers le camp de Gurs, proche de son domicile, les réfugiés juifs allemands qui seront bientôt envoyés, sous la garde vigilante de la gendarmerie et de la police françaises, de Gurs à Auschwitz. Ses parents, Volker et Josiane Schwarz, sont alors enfants.
Elle n’accuse pas, mais montre, de façon nuancée, le point de vue des gens ordinaires, bien obligés de se débrouiller pour survivre. Et c’est justement pour survivre, qu’il faut tout faire pour regarder ailleurs, se forcer, plus ou moins consciemment, à devenir amnésique. L’amnésie serait en somme une technique d’autodéfense, chacun inventant plus ou moins la sienne.
Mais loin de n’être qu’une autobiographie familiale, ce récit, élaboré à partir d’archives et d’entretiens avec les membres de sa famille, est systématiquement replacé dans le cadre plus général de la Grande Histoire, celle de l'Allemagne nazie et de la France de Vichy. L’auteure parvient ainsi à passer du cas particulier au cas général, en des allers-retours fluides, sans que l’on s’en rende compte. Elle fourmille de connaissances sur l’histoire de l’Allemagne qu’elle sait mobiliser avec pertinence, en évitant d’être jargonnante ou pédante. Même si l’on sait déjà beaucoup de choses sur ces moments tragiques, elle apporte des précisions, elle fait référence à des détails très parlants, très pertinents.
Tout l’intérêt de ce récit est de montrer la logique et les pratiques d’Allemands ordinaires, ni farouchement nazis, ni engagés dans la résistance, dont l’attitude, les préoccupations et les « petits arrangements » sont emblématiques de ceux de la majorité de leurs contemporains. L’auteur les appelle les Mitläufer, ceux qui suivent le courant, qui marchent avec le collectif, on pourrait dire le troupeau. (Mit : avec ; Läufer : coureur, marcheur). Ne pas se démarquer, ne pas entraver le cours de la cruauté, en espérant être épargné.
Géraldine Schwarz met en exergue le manque d'opposition spontanée et organisée à un régime implacable, se dotant de toutes sortes de compétences au service de sa machine de destruction massive. Elle pointe la faiblesse de la résistance effective qui n'était que le fait d'une infime minorité de la population.
En se basant sur sa grande connaissance des multiples configurations concernées, elle imagine également ce qui a dû arriver à certaines personnes, qu’elles aient été exterminées par les nazis – comme c’est notamment le cas d’une partie de la famille des Löbmann – ou qu’elles aient réussi à s’exiler aux États-Unis. C’est le cas d’une autre partie de la famille Löbmann qui, une fois la guerre terminée, demande réparation au grand-père de l’auteure. En décrivant par le menu les tentatives de justification de son grand-père, Géraldine Schwarz montre à quel point, jusqu’au début des années 1960, les Allemands rejetaient tout sentiment de responsabilité et encore moins de culpabilité, à l’égard de l’extermination des Juifs allemands et plus généralement, des destructions causées dans toute l’Europe.
Elle rappelle, à juste titre, que la contestation des églises catholique et protestante contre le programme de liquidation des handicapés a forcé Hitler à céder face à l'indignation populaire. Qu'est-ce qui se serait passé si, en Allemagne d'abord et en France ensuite, les gens avaient montré la même indignation devant les rafles et déportations des Juifs ? Si le commun des mortels ignorait l'existence des camps d'extermination et des chambres à gaz, il pouvait quand même se douter que les Juifs ne rentreraient plus, lorsque les autorités mettaient leurs biens aux enchères.
Après la guerre, le vaste programme de dénazification, mis en œuvre par les vainqueurs, se réduisit à la condamnation des plus hauts dignitaires du troisième Reich (procès de Nuremberg). Les menaces que l’URSS faisait peser sur le continent européen ayant changé les priorités. En Allemagne, les Mitläufer devinrent des « amnésiques », avant tout soucieux d’un retour à la normale. Et si l’attitude des Allemands commence à regarder sa responsabilité en face, si l’amnésie a pu peu à peu se dissiper, c’est, notamment, grâce au courage et à la ténacité du procureur Fritz Bauer qui, de 1963 à 1968, par une série de procès très médiatisés, a réussi à envoyer des criminels de guerre en prison, sans qu’aucun n’ait exprimé le moindre remords. Géraldine Schwarz cite également les prises de position d'Heinrich Böll et de Karl Jaspers, comme étapes complémentaires pour faire admettre aux Allemands l'ampleur des crimes qu’ils ont commis ou au minimum laissé commettre.
En France, la situation n'était pas plus reluisante : si l’auteure rappelle le rôle du gouvernement de Vichy, avec ses lois raciales et l’instrumentalisation des forces de police, elle pointe le fait que la complicité coupable d’une grande partie des Français dans la déportation et élimination des Juifs a longtemps été minimisé, voire occulté. Et que dire des rafles de Montceau-les-Mines, ville située à douze km de son village, où furent effectuées, par des policiers et gendarmes français, l'arrestation des deux-tiers des Juifs de la commune, avant leur déportation ? Est-ce une forme moderne du vieil antisémitisme français ? Il a fallu attendre plusieurs décennies avant qu’une partie des responsables soient jugés et condamnés, et ce n’est que très récemment que la responsabilité de la police française a été reconnue, dénoncée.
« Car s'il est vrai qu'il était difficile d'imaginer Auschwitz, il était impossible de n'avoir "rien vu, rien entendu" et, pour certains aussi "rien fait", comme la génération de mes grands-parents a prétendu jusqu'à sa mort. » (p. 194). Ce qui est également vrai des rafles en France, suivies de déportations massives, en pleines villes, comme à Drancy.
L’auteur poursuit sa traque de l’amnésie en évoquant, dans le dernier tiers du livre, des événements plus récents. Elle pointe ainsi l'insuffisance du travail mémoriel dans l’ex-RDA. Faute d’avoir frontalement et publiquement affronté sa responsabilité, la population est-allemande continue d’héberger en elle des monstres. Géraldine Schwarz fait référence à des tragédies racistes, soutenues par la population, comme l'incendie d'un foyer de Vietnamiens à Rostock. Par contraste, dans l’Allemagne de l'Ouest, où le travail de mémoire est plus avancé, les attentats commis par des néo-nazis contre des immigrés sont combattus par la population. Elle relie tous ces faits avec l’accueil d’un million de réfugiés syriens par une Allemagne réunifiée. Angela Merkel est soutenue au début par une partie de la population, mais ce soutien s'étiole au fil du temps pour se muer en ferme rejet des étrangers comme le montre le succès de l'AFD.
Reconnaître la culpabilité des précédentes générations dans la perpétuation des crimes passés (génocides, colonisation, déportations, destruction de l'environnement, etc.), sortir de l'amnésie, serait en somme l'un des préalables indispensables pour bâtir des sociétés pacifiées.
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