Citations de Guillaume Néry (32)
J’ai trouvé une tribu... une tribu d’explorateurs qui défrichent un autre territoire, celui des profondeurs des océans et des limites humaines, qui remontent la marche du monde à contre-courant, qui suspendent leur souffle pour respirer la vie.
L'état d'apaisement ne se commande pas mais se prépare comme on prépare la terre pour cultiver.
Accepter des événements ou des circonstances défavorables est un enseignement précieux ramené de mes voyages intérieurs. J'apprends à différencier un contexte sur lequel j'ai une prise potentielle, que je peux améliorer par l'intention et l'action, d'une situation figée. Je garde toute mon énergie pour changer l'un, je lâche prise sur l'autre. C'est une pratique de chaque instant que je suis encore loin d'avoir apprivoisée. Il m'a déjà fallu de nombreuses années pour la mettre en oeuvre sous la mer, il me faudra une vie pour la ramener pleinement sur terre.
"L'accélération technique devrait donc logiquement impliquer une augmentation du temps libre", selon le sociologue et philosophe Hartmut Rosa, auteur d'Aliénation et Accélération Et pourtant, une phrase rebondit de bouche en bouche: je n'ai pas le temps.
Privation d'air. Privation de nourriture. Privation de chaleur. Privation de bruit. Privation d'interaction. Autant d'expériences de l'acceptation et de l'adaptation. Autant de parenthèses de vide qui équilibrent le trop-plein de mon quotidien.
Des géants immobiles, verticaux, suspendus, dressés en monolithes de chair sur fond bleu, autour desquels je promène mon étourdissement: cette scène est le précieux témoin de ma rencontre avec les cachalots, et le point d'orgue de mon troisième film.J'ai voulu raconter une odyssée imaginaire en apnée, qui traverserait des paysages sous-marins inattendus, variés, spectaculaires, incarner un humain hybride, aquatique voyageur, témoin de la marche du monde sous la surface. Sous l'eau, j'ai voulu marcher, courir, sauter, grimper, en oubliant souvent de nager.
Il ne s'agit pas d'accabler à tout prix l'accélération. Il y a des combats qui n'attendent pas. La motivation tapie derrière le besoin de vitesse est à
questionner. L'épreuve des profondeurs témoigne que la peur de l'autre, les caprices de l'ego, la soif de réussite précipitent la déroute et chantent le
requiem des espérances déchues.
Les tours de pédale accumulés entre enfance et adolescence ont gonflé mes cuisses et ma confiance.
N'imaginez pas la confrérie des apnéistes profonds comme une corporation de dégénérés trompe-la-mort, avides d'expériences morbides. Des incidents de cette ampleur sont rarissimes, mais c'est un risque qui existe dans une recherche de dépassement des limites humaines. En revanche, jamais nous ne considérons qu'une telle issue appartienne à la normalité.
L'apnée constitue déjà un exercice d'abstinence.
Mais pour adapter mon organisme, j'organise un niveau supérieur de privation. Dans notre terminologie, cela s'appelle faire des « poumons vides ». J'ouvre grand la bouche pour chaparder le moindre fragment d'oxygène que j'emprisonne dans le thorax. Je suspends ma respiration, savoure ma satiété. Et dans un geste d'abandon, je m'affaisse. C'est un barrage qui cède sous la pression. Les côtes s'effondrent sur elles-mêmes. Le souffle vibre dans la trachée, fulmine entre les lèvres, se déverse sans retenue comme une bourrasque soudaine qui sonne comme une libération, un soulagement. Toute la philosophie de l'exercice est contenue dans l'attitude. Un équilibre s'installe lorsque l'air ne sort plus. Je n'inspire pas et je plonge. Alors que la surface est toute proche, je perçois déjà l'écrasement qui m'assaille habituellement à plus de 70 mètres. Je suis parti sans air et mes poumons sont essorés par les effets de la pression. Je me relâche pour ne pas subir. Je m'agrippe au câble. J'attends. Mes apnées s'allongent. Le corps passe en veille. Le vide dans les poumons creuse le vide dans les pensées. L'espace béant devient un réceptacle où s'enracine une conscience existentielle. Je suis pleinement présent au monde.
La plongée, qui dure 3 minutes et 19 secondes, est un moment de perfection. Pour être considérée comme parfaite selon mes critères, elle doit remplir quatre conditions : la maîtrise absolue de tous les paramètres techniques, le sentiment d'une communion avec la mer, un plaisir éprouvé tout au long de la performance et l'impression générale d'en avoir sous le pied
Il existe un troisième niveau de confiance, plus subtil, que je renforce à chaque plongée mais que mon narcissisme pourrait faire s'évanouir. C'est une menace pernicieuse, une menace qui peut gripper les rouages de l'aventure humaine, une menace souterraine invisible quand tout se passe comme prévu, une menace implacable et destructrice lorsqu'elle frappe. C'est la trahison. La trahison envers soi. La trahison des siens. La trahison muette. Quand la lucidité de l'athlète est voilée par son obsession de la réussite, ses démons intérieurs se réveillent. Il est tenté de progresser trop vite, il se rend sourd aux atermoiements de son corps qui peine à s'adapter, il tait la fatigue qui l'amoindrit. Il est possédé, emporté par le désir plus fort que la raison, esclave de son ego assoiffé de quelques mètres grignotés à l'emporte-pièce. Ce supplément de risque, ce trop-plein d'engagement, il s'en décharge secrètement sur les autres, ceux qui assurent sa sécurité. Elle est là la trahison. Elle repose dans le mensonge par omission. Là où la sagesse tempérerait les pulsions, là où le dialogue avec l'équipe permettrait de raisonner les ambitions démesurées, le plongeur que l'honnêteté a quitté parie sur le "ça passe ou ça casse". A ce jeu de la roulette russe sous-marine, emmuré dans le silence de son ardente avidité, il fait porter au groupe la responsabilité de sa mise en danger, une responsabilité qu'il n'endosserait pas tout seul. Ce sont eux qui ramèneront ce corps inerte, eux qui tiendront son existence à bout de bras, eux qui engendreront le râle de sa renaissance.
Ses gestes ont la précision de l'horloger et la douceur du calligraphe. La précipitation n'est pas de mise. L'indolence du mouvement est le miroir du calme intérieur.
On ne glorifie que la vitesse. La lenteur a mauvaise presse. Celui qui prend son temps sera au mieux un rêveur, au pire un fainéant. S'ennuyer n'est plus permis.
Mais l'accélération du monde chemine main dans la main avec sa destruction.
J'ai aussi appris à dire non. Non comme un acte de résistance à l'abondance. Non à l'immédiateté. Non à l'étranglement du temps imposé par notre société actuelle.
Alors que je réveille ma fille Maï-Lou, le temps passe au trot. Les tâches s'enchaînent. Petit-déjeuner, s'habiller, se rendre à l'école. J'anticipe une marge de plusieurs minutes pour tenir le retard en respect et protéger ma fille de l'agitation.
30 mètres. Chaque ondulation m'éloigne de l'emprise de la surface et les mètres gagnés sont autant d'hectopascals qui s'accumulent sur mon corps. La pression augmente et le volume d'air contenu dans les poumons et la sphère ORL diminue - nous enseignent les physiciens Robert Boyle et Edme Mariotte -, une loi incontournable du monde de la plongée. Je deviens plus dense. L'effort s'amoindrit jusqu'au point de bascule. Je suis au bord du précipice et entraîné dans mon élan, aidé par les mains et les bras qui rejoignent le tronc en une brasse indolente, je relâche les dernières tensions physiques et mentales et m'offre tout entier à la mer. Je coule, happé par les profondeurs. Je m'engouffre sans résistance et m'enivre du bonheur d'être libre, libre de voler dans la soie, libre de me laisser entraîner vers l'abîme, libre d'aller contre l'ordre établi.
Un mouvement de bascule et me voilà happé par les flots. Tous mes sens sont chamboulés : le son s'assourdit, la vue s'obscurcit, le goût et l'odorat sont mis en sommeil, alors que l'eau glisse délicatement sur l'épiderme. Le monde des humains est juste au-dessus, mais je m'en vais retrouver les eaux sombres. Le coeur ralentit et mon corps tout entier entre en hibernation pour économiser le précieux oxygène, dont je ne pourrai m'abreuver avant le retour en surface. C'est le réflexe d'immersion. Cette adaptation s'est développée chez nos cousins éloignés, les mammifères aquatiques, au point de pouvoir pour certains rester en apnée près d'une heure. Les dizaines de millions d'années que nos ancêtres ont consacrées à développer leur agilité sur terre ont enfoui toujours plus profondément cette capacité devenue inutile. Mais il suffit que l'eau caresse les aspérités du visage pour stimuler des capteurs sensibles au froid, sonnant l'alerte pour le cerveau qui via le nerf vague ralentit le métabolisme. Chaque humain, des îles Andaman aux déserts saoudiens, des steppes de Mongolie aux plateaux montagneux éthiopiens, peut tirer du sommeil son cétacé assoupi. Le mien est en verve, rompu à l'exercice, et déjà, alors que les muscles tendus qui me précipitent loin de la surface devraient activer la circulation sanguine pour une livraison urgente d'oxygène, mon coeur ralentit sa cadence. Je m'enfonce dans le bleu, gorgé de ma confiance en la physiologie.
Ta surface est lacérée par les étraves de nos cargos. Nous te vidons de tes poissons, tes coraux se meurent, tu te réchauffes, tu t'acidifies. Tu agonises sous nos yeux. Et nous restons sourds à tes cris de détresse. J'en ai la certitude maintenant. Je ne t'ai pas manqué. Et je ne t'en veux pas.
Frisson. Ce n'est pas un tremblement involontaire pour réchauffer le corps. C'est un frémissement, une onde de plaisir qui submerge les sens.