Payot - Marque Page - Guy Gavriel Kay - Les derniers feux du soleil
Ser Rezzoni de Sorénica, homme sarcastique, avait enseigné que le fondement d'une pratique de médecin prospère consistait à convaincre les patients de revenir. Les morts, avait-il remarqué, revenaient rarement.
-- Dites-le moi. Que doivent faire des hommes d'honneur dans une telle guerre, Ammar ?
-- Se massacrer jusqu'à ce que quelque chose prenne fin en ce monde.
Les saisons tombaient les unes après les autres comme des oiseaux atteints au poitrail par une flèche, rapprochant lentement mais inexorablement de sa conclusion cette vie qui était la sienne, la seule qu'elle aurait jamais.
Sauf que tout était différent, bien entendu. « Comment distinguer le danseur de la danse ? » avait-elle lu quelque part. Ou la rêveuse du rêve, se reprit-elle, en se sentant un peu perdue. Car la réponse était des plus simples.
C’était impossible.
La croisée des chemins. La ronde des jours, des saisons et des années. La vie offrait parfois l'amour, souvent le chagrin. Pour qui avait la chance, une amitié sincère. De temps à autre, la guerre éclatait. Chacun faisait ce qu'il pouvait pour modeler sa propre paix avant de se fondre dans la nuit et d'abandonner le monde comme tous les hommes, illustres ou oubliés, ainsi que le permettaient le temps et l'amour.
En vérité, il était rare que les troubadours chantent leurs propres chansons, l'interprétation musicale étant considérée comme un art moins prestigieux que la composition. C'était la tâche des ménestrels, qui s'accompagnaient de leurs instruments.
Elle se retourna sur sa selle. Aussi loin que portât son regard sous le soleil levant et le ciel inaccessible, l'herbe régnait, d'un vert foncé ou tirant sur le jaune. Haute, elle ondulait sous la brise dans un bruissement qui l'accompagnait depuis que les Bogü l'avaient emmenée. Même dans son palanquin, elle l'entendait en permanance. Le mumure de la steppe. Tournée vers le nord, elle s'emplie les yeux du panorama en se demandant jusqu'où il s'étendait. Si le monde a connu un matin, il ressemblait à celui-là, pensa-t-elle.
Le prince venu de l'autre côté de l'eau parut soudain plus confiant ; il se redressa sur le tapis. C'était comme s'il avait seulement eu besoin de leurs questions. Tous ceux de l'Al-Rassan qui étaient venus les trouver au fil des années avaient été de grands discoureurs. Ils ne portaient pas de voile, c'en était peut-être la raison. Poètes, chanteurs, hérauts ‒ les mots coulaient comme de l'eau dans cette contrée ; c'était le silence qui y mettait mal à l'aise.
Jehane apprenait à accepter que d'autres pussent l'aimer en dehors de sa mère et de son père, et agir en conséquence. Une autre leçon difficile, bizarrement. Enfant, elle n'était pas belle ni d'un charme particulier ; contrariante, exaspérante, voilà qui était plus près de la vérité. Les gens de cette nature ne découvrent pas dans leur jeunesse comment accepter l'amour d'autrui, se dit-elle ; ils n'ont pas assez l'occasion de s'y exercer.
Un silence bien choisi en dit plus long que bien des mots.