Cavana se moquait éperdument de la bonne marche de nos affaires. Il jouait la carte de Charrier, l’ancien Premier ministre en disgrâce, qui avait juré d’avoir la peau du Président. Chaque vendredi, à l’heure du déjeuner, il rencontrait ce personnage aux activités nauséabondes dans un appartement du quartier Montparnasse et le mettait au courant de tous nos problèmes de sécurité.
— C’est une trahison au sens exact du terme, m’avait dit le ministre, mais nous devons considérer que Charrier prépare la relève.
Lui aussi pariait sur la chute prochaine du Président, dont les sondages accusaient une popularité du cycle perturbé... Alors, alors...
J’aurai tout le loisir de vous entretenir de ce personnage peu ragoûtant au cours du récit de cette aventure sans dignité, dont personne n’est sorti tout à fait propre...
Il faisait trop froid ce soir-là sur le Champ-de-Mars de Colmar où Bauman venait de recevoir sa première et dernière balle pour que je puisse supporter les réflexions de Cavana. Au lieu de répondre à sa question, je lui demandai s’il avait songé à appeler un prêtre.
Il se souvenait de la phrase du ministre :
« Comment vous arrangez-vous avec votre conscience ? » et de sa réponse : « Je ne m'arrange pas. »
J'éprouve un grand respect pour la cuisine de mon pays. C'est une des valeurs sûres de notre patrimoine. Car, pour le reste, j'ai perdu la plupart de mes Illusions. Mon métier ne se conçoit pas sans un profond « sens de l'État» et c'est une piètre révélation que de s'apercevoir un jour qu'on se bat pour défendre quelques recettes de cuisine et une centaine de fromages.
Mes collègues ont toujours blagué mon peu d’intérêt pour la balistique et je ne saurais dire exactement combien de centièmes de seconde la balle avait mis pour atteindre Bauman. Mais pour lui ça valait une éternité. On avait attendu mon arrivée pour recouvrir son visage et je pus le regarder une dernière fois. Autant qu’il m’en souvienne, je ne lui avais jamais trouvé dans le passé un air aussi serein et reposé. Aujourd’hui encore, je serais prêt à jurer qu’un sourire adoucissait le pli de ses lèvres. Je me surpris à murmurer : « Maintenant il est heureux », et mon adjoint Cavana me demanda ce que j’entendais par là. Pour Cavana tout était simple, le bonheur, le malheur, les bons, les méchants, le noir, le blanc. Cavana n’avait pas besoin d’être mort pour être heureux. Il appartenait à cette espèce d’individus bardés de certitudes que nous envoient les universités et les grandes écoles. Fils et petit-fils d’industriels, il avait choisi le service de l’Etat comme le plus court chemin au pouvoir politique. Dès notre première rencontre j’avais flairé l’arriviste. Sa manière de me donner du « monsieur le Directeur » à tout bout de champ m’irritait et ses attitudes étaient à ce point contrefaites que sa conversation m’était insupportable.
Longtemps j’avais cru qu’on finirait par lui donner une sous-préfecture, peut-être même une préfecture, et qu’il disparaîtrait de mon univers.
Allons, allons, il n'y a guère que les militaires et les «mafiosi» pour croire que l'honneur a quelque chose à voir avec la parole donnée...