Evidemment. Ne venait-elle pas de parler avec sa chère Martha de biscuits confectionnés à la main, et de l’Histoire de la cousine Flora, avec le vélo (les roues de la charrette étaient très claires sur le dessin) et le cheval qui avait effrayé le président du club ? Son subconscient avait mélangé cette conversation avec la situation délicate dans laquelle se trouvait la pauvre Mel. Pas de doute : la silhouette féminine représentait Mel en chemise d’hôpital, qu’on préparait à l’opération nécessaire pour soigner sa cheville. Les autres personnages présents dans la voiture à cheval devaient être des infirmières ou des aides soignants l’emmenant au bloc opératoire…
Finalement elle rangea les feuilles dans son carnet à dessin et le referma soigneusement, sans se poser la question de savoir si cette image de charrette pouvait intéresser d’autres gens de sa connaissance, en dehors de Mel.
Comme la police, par exemple.
L’homme se baissa pour se cacher derrière un mur et ils eurent juste le temps d’apercevoir une silhouette mauve et chevelue. Juliana poussa un petit cri de surprise tandis que Miss Seeton poursuivait : - Difficile de le décrire comme un être transparent – cette couleur est si vive ! – et autant que je sache, un certain degré de transparence a toujours été un attribut obligatoire des manifestations surnaturelles. De plus, on dirait qu’il cherche à se cacher, ce qu’un fantôme n’a pas besoin de faire, peut-on supposer, étant par nature plus accoutumé à susciter la peur dans le cœur des autres qu’à la ressentir dans le sien. Si tant qu’il en possède un… un cœur, j’entends.
Miss Seeton décida que le dessin était peut-être un peu trop hermétique pour le chevet d’une blessée et, en tout cas, pas drôle, contrairement à son intention. Elle arracha la feuille du bloc et la posa de côté avant de se remettre à l’ouvrage.
Et, après tout, on a fait deux guerres mondiales pour défendre la liberté de choisir… Enfin, il se peut que toute cette histoire ait son utilité. Si la bande a usé de semblables méthodes dans d’autres cambriolages, on sait au moins que ça vaut la peine d’enquêter sur les membres du personnel les plus vulnérables, partout où s’est produit un vol, pour essayer de trouver des pistes : voir si, à l’époque du cambriolage, il y a eu des suicides inattendus ou des morts accidentelles douteuses. C’est le genre de chose qui n’a peut-être pas été contrôlé avec toute la rigueur nécessaire – comme on peut s’en apercevoir rétrospectivement.
Sans aller jusqu’à dire que son regard, pourtant entraîné à apprécier l’Art et à le comprendre, ignorait l’inhabituel ou s’en détournait, il passait à travers sans le voir. Elle était incapable de concevoir que les péripéties dans lesquelles elle se retrouvait si souvent embarquée aient le moindre rapport avec elle : l’aventure n’est pas pour les dames bien élevées, et donc pas pour elle, Miss Seeton. Tout ce qui sortait de l’ordinaire devait nécessairement concerner une autre personne, à la recherche de laquelle ses yeux s’égaraient peut-être un moment.
Mais elle avait d’autres sujets d’interrogation que la taille des chevaux et des poneys. Il ne pouvait pas y avoir le moindre rapport entre Mel Forby et ce croquis, ça n’avait pas de sens – à moins que…
La silhouette mauve se recroquevilla davantage derrière le mur, si délabré qu’il n’offrait guère de quoi se cacher. Juliana s’avança avec précaution. La silhouette mauve sembla s’en rendre compte et une paire d’yeux soupçonneux l’observa à travers un trou du mur. Juliana lui fit un signe de la main.
- Mentley, c’est toi ? Tu te souviens de moi, non ? Juliana Popjoy, et j’ai amené deux amis avec moi. Comment vas-tu ?
L'œil d'un professeur de dessin ne s'y trompe pas (même si ledit enseignant est à la retraite depuis sept ans ou plus). Pourtant, il est aussi vulnérable qu'un autre à la lumière vive, à l'éblouissement et au grand soleil, comme celui qui allait briller par ce superbe après-midi d'été où Miss Seeton devait emprunter Marsh Road pour parcourir les quelque sept cents mètres séparant son cottage de Rytham Hall.
Je regrette que mes capacités d'enseignante (pour ce qu'elles sont!) se bornent presque entièrement au domaine artistique, bien que j'aie évidemment enseigné d'autres matières pour dépanner des collègues en cas d'urgence. Mais je suis incapable d'aider Sa Seigneurie, je le crains. Les mathématiques, voyez-vous... facteurs, décimales, équations...