On ne voyage nulle part grâce à l'autoroute. On passe, on va quelque part, mais on ne voyage pas. Tout au mieux, on reproduit les conditions essentielles à une sensation de voyage : le panneau historique indique un patrimoine que nous n'irons pas voir mais que nous aurons le sentiment d'avoir fréquenté, notre corps aura l'impression d'être immobile tandis qu'il sera projeté à plusieurs dizaines de kilomètres à l'heure, et la croyance en notre liberté s'imposera alors que nous resterons en définitive sur un chemin prédéfini par des contraintes techniques propres à des équipementiers inconnus.
Peut-être est-ce cette illusion d'accès facile qui fait rêver les amateurs de voyage en voiture. On se sent vite puissant lorsque l'on écrase la pédale de l'accélérateur et que le moteur vrombit.Je m'amuse de cette relative puissance chaque fois que je croise une voiture avec un seul passager, empêtrée parmi dans d'autres dans les bouchons.
Peut-être est-ce surtout l'aseptisation qui séduit : les accidents sont rapidement effacés, gommés, [...] et la route n'offre que des variations sensorielles moindres. Dans l'habitacle, les odeurs sont estompées, la vitesse est tue, les sons ne parviennent pas toujours. L'autoroute est un copier-coller d'une route sur un paysage écrasé.
J'ai voulu retracer ma fascination pour l'errance, car elle ne semble plus autorisée pour personne. Le Wanderer est considéré non plus comme celui qui se fabrique un savoir, mais comme un marginal. Le voyageur est devenu un passager, un client, un objet à séduire par le confort et la reproduction d'une fantaisie de voyage.
j'avais compris ma propre impuissance face à la mort, et l'immense puissance qui est la nôtre tant que nous vivons.
J'avais compris que Saint-Exupéry, en quelques lignes avait tout dit de cette expérience.
"Il y avait ce soir-là l'une de ces vues qui rappellent
à l'homme qu'il est dans la nature comme une
jambe sur chaque plateau d'une balance Roberval."
On est silencieux à bicyclette. Parfois les voitures arrivent au loin ou s'annoncent au-devant, tandis que la chaîne gratte comme un vol d'abeilles continu. On s'y surprend très souvent à siffler, à chanter, à parler aux ombres comme lorsqu'on avait peur du noir. Mais la nuit à bicyclette on découvre qu'on a toujours peur du noir, le vrai. Le noir qui échappe à la lumière de sa propre cadence. Le noir d'incertitude d'un avenir sur lequel nos actes ont une prise malhabile. Alors on plaisante avec lui, on épouse ses formes en espérant remonter à la surface de la nuit.
À la rencontre de la région je ressens à nouveau cette allégresse enfantine propre au pédalage. Les cheveux au vent précèdent le corps élancé. Supporté par la machine, le corps se libère de son poids et l'esprit accueille la flânerie. Elle s'installe et remplace progressivement la recherche d'une performance. Une sorte de bain de l'errance dans lequel l'entrée se fait plus ou moins confortablement (un peu comme dans une baignoire que l'on apprivoise), et où seuls résident les sensations d'un spectacle continuel.
"À la table derrière discutent des membres du corps médical. Ils parlent d'autopsie tandis que leurs couteaux rayent la porcelaine. L'un est gras et gros, l'autre semble asséché jusqu'à ses oreilles plaquées contre son crâne dégarni. On dirait deux personnages reclus ensemble sans autre solution, mais ils ont une conversation sur la dissection avec la banalité d'un dégoût que leur métier ne leur fait pas ressentir."
" La mer que je connais galope pour arriver au pied des cabines, jamais immobile, et déplace avec elle des lambeaux de nuages."
Vivre, c'est peut-être cela : déambuler dans les couloirs d'une bibliothèque. Il y a les pages de joies, les pages amères, les explorations à s'y perdre, et puis les moments d'attente. Il faut savoir être patient lorsqu'on s'embourbe au détour des lignes, saisir son effort lorsqu'il peut advenir. Vivre, c'est peut-être cela : rien qu'un moment, rien qu'un passage, rien qu'un temps que l'on accorde à ceux que l'on aime et que l'on apprend à connaître.
Le vélo, vraiment, c'est la bonne vitesse pour être libre.