Citations de Jean Sénac (73)
Mythe du froid
Je souris quand les anges parlent
de ma cantinière
elle marche depuis tant d'années
dans mes veines
que son visage est imprégné
de mes querelles roturières
son visage dont me voici frappé
Viendra l'incendie l'ode rouge
mais le blé tendre pourra-t-il
retrouver son usage
sous tant de cendres ordonnées ?
PASSAGE DE L'INCONNU
Fuyez ! Ne laissez rien !
Pas une trace obscure
sur le roc ! La mer est passée.
Que la lumière joue,
la mémoire ne dure
que l'instant d'un baiser.
Ton visage… Était-il
mitoyen de l'aurore
ou crispé dans sa nuit ?
Cheveux fous ! De mon cœur
il ne reste qu'un cri
que le soleil dévore.
LE BUISSON SUR LE GOUFFRE
Il ne me reste rien qu'un peu de plaie nocturne,
La blessure frontale où notre amour pourrit,
Des phrases oxydées où plus rien ne témoigne
De ce qui fut un chant.
Pont sur le gouffre et l'arceau de rocaille.
L'ange mugit et retient par l'entaille
Ce corps déjà qui fuit de toute part.
O cœur, sauter ici et fondre dans la glaise
Ton dernier battement !
Mais lâche. Et je demeure comme l'aile du bronze
À ma pierre attaché.
Constantine, l'air gronde.
Où fut le cœur je ne tiens plus que l'ombre
Torride et démusclée d'un os
Que des chiens purifient.
« Je suis de ce pays. Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français. Je suis né mozabite et bâtisseur de minarets [...] »
J'écris mes poèmes sur ta bouche.
Ils sont navigateurs sur l'espace gonflé.
Parfois ils touchent terre, ils me reconnaissent.
Émerveillé, je les recopie.
Sous les voûtes d’El Djezaïr, et la saveur des sauces
− Le laurier, le cumin, l’ail et la goutte d’ombre
Où mijote l’invention.
Je t’aime – mais quoi, je parle à vide !
J’ai laissé mon amour aux cigales d’Europe.
J’ai tout donné – Révolution ! – pour quoi ?
Une dune qui roule
Et pas une chimère où reposer ce front !
Lettre à René Char, extrait :
Je suis sorti. Le matin venait à ma rencontre. Je prenais conscience de l’Univers, des astres, des objets, de l’eau, de l’air ; j’entrais dans leur intimité. Il y avait échange et magie, et mariage prestigieux. Je crois avoir tenu quelques secondes, à plusieurs reprises, la vie dans sa totalité, la Poésie, Dieu, Moi. J’étais affolé, effrayé, mais terriblement heureux, un homme qui naît.
Pour une fois dans la glace JE ME SUIS VU ET J’AI VU. C’est atroce et c’est merveilleux.
Le corpoème se présente comme un Corps Total (la chair et l’esprit), c’est dire qu’il est une manière de roman où le poète est donné. Ébloui.
Ne plus croupir. S’accroupir et bondir.
Noire est la transparence de l’eau sur sa voie de tisons.
Noires tes lèvres où tant de morsures ont inscrit mon Livre.
Moelle, entrailles, sperme, sang!
Ô Terre de mes os!
Territoire de ma conscience!
Pour cet arbre, seul ciel!
Pour mieux vivre j’invente une présence folle...
Alger, 1946
Je t’ai trouvée
ta voix suffit le monde s’ouvre
nous arracherons l’homme à son ombre
ensemble nous fermons les plaies.
Je chante pour la main
Vivante
Dans la main.
Limpides sont alors les phrases du poète .
Si une lumière marche…
Si une lumière marche
les lumières immobiles finiront par la suivre.
Ma douleur est plane…
Ma douleur est plane.
Je m’étends sur le carrelage.
Je ferme les yeux.
Je rêve longtemps.
Ai-je perdu la raison ?
Tout en moi a la fixité géométrique
des dessins de la gargoulette.
Nous n’avons rien à partager…
Nous n’avons rien à partager
que des promenades et des mots
c’est suffisant pour vivre encore
Le poète est combustible…
Le poète est combustible
ses poèmes ne sont que cendres exaltées
si le cœur est une cible
c’est aussi le cageot frais
des matins possibles.
LA MALÉDICTION
Je vous aime je vous aime
je n’en finis plus de croiser vos sosies
je fais un nid avec mes peines
un herbier avec mes soucis
Dans l’attente l’amour est modèle réduit
petit moteur qui fait du bruit
mais inapte au voyage
je n’en finis plus d’aimer vos sosies
Votre nom rue dans mes vertèbres
je me retourne je dis oui
je me résigne aux joies funèbres
je n’en finis plus d’inventer vos sosies
De l’un à l’autre je suis fidèle
amour je relève le défi
Dieu nous a mis du plomb dans l’aile
sous la nuit morte l’eau sourit.
JARDIN DU VENDREDI
L’arbre est tranquille
mais son écorce éclate
entre le cœur et toi
Les feuilles leur exode
le dur amour le pain
et le nid déserté
où la tendresse rôde
sans trouver son voisin
Il fallait refuser
le soleil était proche
Je n’ai pas dit non
j’ai ouvert les mains
Alors le coq a fait l’orage.
AU BONHEUR DU JOUR
Doyenne de gourmandise
je vous laissais parler
votre sourire était sucré
Mais votre arbre était si loin
si ténébreux sans entaille
qu’il déchaînait autour de nous
les marronniers bleus du désir
J’étais chaste en ce temps de grives
je mettais si haut l’amour
comment m’auriez-vous choisi
moi qui n’étais que plaie vive
Vous êtes partie
vous avez semé
des chardons épais
Et le soleil a jauni.