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Critiques de Jean de Tinan (9)
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Penses-tu réussir !

Un autre roman du courant ''fin-de-siècle'', celui-ci m'a donné un peu de fil à retordre. C'est que le style est particulier, très personnel, familier et saccadé. Il y a des passages genre journal intime, des conversations de l'auteur avec lui-même, une profusion d'allusions de toute sorte dont la plupart me sont demeurées obscures. De plus, les rôles de l'auteur, du narrateur et du personnage principal sont très ambiguës, à dessein semble-t-il. Cette lecture m'était donc très ardue, et les propos n'étaient pas de nature à contrebalancer ce point négatif. Le chapitre 2 fut un véritable supplice.



Mais ensuite, mon impression s'est graduellement transformée. C'est que l'on s'habitue à l'écriture, mais aussi que les chapitres suivants sont vraiment moins cryptiques et leur teneur beaucoup plus intéressante. C'est un curieux mélange de cynisme, de sensibilité, de détachement amusé et d'extrême franchise dans la description que l'auteur fait de ses relations amoureuses (ou plutôt de celles du personnage principal... Peut-on confondre les deux ?). Et il faut se rendre à l'évidence, c'est que Jean de Tinan a décidément beaucoup d'esprit, et certains passages, images et métaphores relèvent tout bonnement du génie.



Je suis heureux d'avoir persévéré dans cette lecture au cours de laquelle mon intérêt, très faible au départ, n'a cessé de croître.
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Penses-tu réussir !

Certains critiquent le style de Jean de Tinan, disant qu'il n'avait pas le talents de ceux qui furent ses amis, Gide ou Pierre Louys... Je ne pourrait pas être moins d'accord avec ça.

L'écriture de Tinan est fraiche, elle vient aux faits, son rythme rapide va si bien avec son flot d'opinions qui partent dans tout les sens... Il y parle d'amour, ou plutôt du fait que ce dernier n'ait pas l'air d'exister.

C'est un magnifique exposé sur la jeunesse, l'amitié et les relations. Le fond n'est pas sans rappeler la Confession de Musset, avec moins de lyrisme certes, mais plus de légèreté dans la désillusion.
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Penses-tu réussir !

Etourdissant. A faire revivre.



http://www.denecessitevertu.fr/
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Érythrée : les amphores de Phéidas, contes

J'ai lu l'édition de 1896 fort plus agréable que la réédition qui fut imprimée plus tard. Pour ce faire, il fallut commander une impression auprès de la BNF car il est très difficile de retrouver des exemplaires de ce récit.

Selon une amie, doctorante sur cet auteur la différence de qualité entre l'édition originale et la réédition est telle que cela en vaut la peine.

Il est très délicat de décrire l'histoire de ces contes, qui n'en sont finalement que peu tant la structure peut paraître anarchique.

Il s'agit de Pheidas, dit Pheidas le fou, qui conte à l'un de ses invités homosexuels une histoire d'amour avec une ancienne reine et dirigeante d'armée en pleine conquête.

L'histoire est composée de sept "chapitres" ou "contes" pour le coup, représentant les sept amphores. Chaque conte est un bijou de suggestions sans vulgarité, d'éloge du corps féminin et des passions humaines.

Nous sommes littéralement transportés par les allégories qui constituent le récit et complétement séduit par le style riche mais jamais pédant de Jean de Tinan.

Je vous laisse découvrir par vous-même, c'est court, cela se lit vite grâce au langage particulièrement agréable de l'auteur mais l'on en ressort extatique.



Cet illustre inconnu, ami de Pierre Louys mérite d'être mis en avant.
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Aimienne, ou Le détournement de mineure : roman

Aimienne, ou Le détournement de mineure, c'est le retour de Raoul de Vallonges, l'alter-ego de Tinan, qui, dans la lignée de Penses-tu réussir !, revient nous conter une de ses histoires "d'amour".

Toujours dans une veine autobiographique, Tinan nous raconte l'aventure (enfin plutôt la non-aventure) qu'il eut avec Aimienne (), enfant fugueuse de 14 ans qu'il accueil chez lui après l'avoir ramasser dans la rue, avec des intentions, avouons-le, pas très louables (lui dont la maîtresse était si loin pour si longtemps à ce moment là.).

Dans son style vif et nonchalant, Tinan nous livre une fois de plus ses tranches de vie avec ses amis, ses considérations sans fin sur l'amour, son absence, le rêve bleu et l'affection, qui au final semble elle-seule exister.

Bref, au milieu de ses monologues sur l'amour et Odette (la maïtresse/amie partie loin avec son mari) Vallonges tente de resister à la tentation de succomber à la fille qui partage son lit.



L'histoire de dira pas le fin mot de l'histoire. En effet Jean de Tinan meurt avant de pouvoir la finir, Pierre Louys nous en informe dans la préface, tandis que Henry Albert nous rapporte ce que Tinan leur avait dit sur la suite du roman et partages ses notes.

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Journal intime 1894-1895

On ne devrait jamais écrire de journal intime : ce n’est pas salubre, c’est peu hygiénique, une sanie irrépressible – ce qu’en médecine on nomme : épanchement –, une infection qui altère faute de ponction vers l’extérieur, une manie qui sent le renfermé, comme dormir longtemps dans une pièce étroite et mal aérée.

Je parle aussi d’expérience.

Particulièrement quand on est jeune et qu’on s’en sert pour s’introspecter, comme il n’y a guère à remarquer en soi, comme on se quête de la matière à espérance plutôt qu’on est sûr d’en rencontrer, comme on se disserte en péroraisons creuses et surfaites, on s’invente alors des particularités, des accès, des atteintes, des souffrances qu’on s’exacerbe : le journal est bientôt la légitimation de son propre néant par excès de bavardage reconstituant ; et l’on se matérialise sans avoir rien fait qu’écrire sur ce qu’on est sans démonstration. Il faut se méfier de l’écriture qui prend l’habitude pour fondement et qui s’efforce de discerner quelque « chose à dire », des révélations à produire, des astuces à se controuver, des couleurs à se flatter. Si l’on ne dispose pas d’une activité objective en-dehors du journal, d’un rapport concret au réel, l’écriture devient fascination et extrapolation emplies de symboles puérils et hasardés qui dispersent l’être et lui diffèrent la pleine réalité du monde. L’auteur d’un journal considère en général son œuvre une porte d’entrée dans la vie, un prisme de compréhension, un outil pour la déchiffrer, cependant qu’elle n’est, faute d’un naturalisme très méthodique qu’on peut difficilement posséder à vingt ans, qu’un miroir d’intentions, qui, infidèle au réel et ne ressemblant qu’à soi, modifie la qualité de l’objet sous la volonté du sujet qui se dissimule cette déformation et prétend à la description pure.

Tenir un journal quand on est jeune, c’est se publier à soi ses « mystères » qu’on élabore profonds, c’est forcément en fabriquer pour se découvrir de la complexité et souvent du martyr, c’est s’exposer, s’exhiber, s’expliquer, se devenir à soi-même un être public : l’orgueil ne serait pas dommageable en cette confection s’il n’y fallait adjoindre beaucoup de vanité aveuglante. Faire de soi le sujet d’un livre, quand on n’est rien, qu’on n’a rien vécu ou peu s’en faut, c’est se relater la visite du facteur comme une conséquence capitale, c’est dresser le portrait de la voisine comme un charme envoûtant et poétique, c’est rendre compte d’une conversation banale sur des livres comme une conférence éclairée de prophètes : que va-t-on tâcher de débrouiller ces broutilles ? Symbolisme et psychanalyse sont logiquement les fétiches du diariste, car il ne s’agit point, en pareilles « sciences », de démêler les énigmes tangibles du monde, mais d’en constituer de nouvelles absurdes, très inextricables si possible, pour se persuader de détenir les fonds de certaines perceptions supérieures. Comme l’écrivait Freud : « Il a fait tomber ce vase : quelle raison cachée avait-il de faire tomber ce vase ? » Ces alambications flatteuses sont par nature une puérilité, ou plutôt une adolescence : « Je n’ai rien à dire, n’étant rien : il fallait bien que je fabriquasse un sujet compliqué à partir de rien. » !

Et puis, à ces épanchements, à cette logorrhée, à ces suppurations, on déverse tôt ce qui eût mérité une maturation, une cogitation, une sublimation ; on se galvaude, on se gâche ; ainsi perd-on en soi ce qu’il y a de plus individuel à soi-même, à sa distance, à son intégrité, à savoir : le sens du secret qui est condition de la profondeur. Pour être un puits, il faut se connaître sans se croire le devoir de tout confesser : un puits, c’est le contraire d’une tour, ça ne s’invagine pas ; et confesser sans cesse, c’est faire de la parole l’objet de l’être, c’est la prostitution de soi-même à sa propre indulgence, c’est devenir entièrement le Ragot. On n’est pas obligé pour la moindre chose de se rendre aussitôt un bilan, de s’exhausser en synthèses, d’improviser de la philosophie ou de l’émoi comme si tout en valait la peine : se retenir d’écrire, c’est se réserver à l’important, c’est savoir trier le ridicule en soi et se défendre d’y succomber, c’est acquérir ou conserver le sens des proportions. Je veux dire qu’à force d’écrire par coutume sur ce qu’on vit et dont on témoigne, comme il faut en penser quelque chose et que la nature de tout ce qu’on relate soit propre à y apposer de la pensée, on devient uniquement sa confession, la réalité même en ressort travestie, et l’on ne se sait plus rien en-dehors de ce qu’on confesse de façon aussi systématiquement lisible, et l’on est incapable de devenir en-dehors des formulations textuelles. Or, je trouve une grandeur véridique à se dire que, le plus souvent, on n’a fait que traverser une réalité anodine : c’est simplement plus juste ainsi, on a rarement compté. On n’est à peu près personne au monde : à quoi bon affecter que le monde vous a remarqué ? Semblablement, le monde réel est en majorité terne et insipide : faut-il prétendre ignorer cette vérité pour feindre que le petit chien de la concierge a vraiment un aboiement unique ? Même, l’usage insistant, névrotique, du journal est bientôt tel que, si l’on n’a pas maniaquement recopié la moindre de ses pensées et la plus dérisoire de ses impressions, on a l’impression de ne pas penser ; on ne peut plus penser qu’en écrit et à telle heure du soir, c’est pourquoi leurs auteurs, sans nécessité relatent tous les souvenirs du jour – c’est à peine s’ils sélectionnent, comme si, dans leur effroi permanent de ne pas compter, en taisant l’inutile ils craignaient eux-mêmes à travers la mémoire de disparaître. Cette compulsion, qui est le symptôme psychopathologique de Proust (dont j’ai parlé en une longue critique de Du côté de chez Swann), tient de la phobie de l’extinction de soi : il faut que sa simplicité honnête soit adultérée en complexité factice, que tout l’extérieur prenne des airs inconnus et pénétrants, et qu’on s’efforce à des traductions ésotériques pour se donner une expertise d’alchimiste. Alors, comme on aspire quand même à confirmer par autrui l’image qu’on se fabrique – il est vrai qu’en son enflure décelée on a des retours de peur de son propre néant – le diariste est souvent tenté de donner à lire son journal : c’est qu’en son très peu immodeste il n’a même décidément rien à garder – à défaut, il envoie beaucoup de lettres et entretient maintes correspondances. Il n’écrit pourtant pas pour autrui : il s’écoute.

Mais c’est un vice, une dérive mentale, une psychopathologie, qu’on ne s’ignore guère quand on se livre à de telles sentimentalités : on finit par se répugner un peu, ces grattements de croûte ont quelque chose de malsain, on assimile forcément cette écriture assez automatique à de l’effusion ignoble, on ne peut s’empêcher tôt ou tard de constater, tant nos interprétations subtiles sont déçues – parce qu’un diariste souvent forme des hypothèses qui sont contrariées et constituent la preuve qu’il ne sait pas de quoi il parle, qu’il est incompétent en science de la réalité, mais il est vrai qu’il s’oublie aussi souvent ses prédictions inadvenues ou qu’il s’en fait des prétextes de poésie –, que toute cette sensiblerie égoïste et pesante est d’une presque stérile circularité comme la plainte, alors on se sent le besoin de la partager pour, encore, ne pas se croire annihilé dans l’artifice… que c’est presque toujours. Le souhait même de se raconter, la volonté de se trouver quelque chose à dire, est un agrippement désespéré aux murailles du sens et des réalités, une imploration d’exister qui souvent est à l’origine, dans ces journaux, de toutes les éplorations où l’auteur sait ou devine qu’il se monte et simule une essence, que son effort n’est que justification et mascarade dont il se laisse mal tromper et dont, pour se persuader, il voudrait un peu duper les autres – la nécessité et le goût du journal signalent une faiblesse et un ridicule qu’on ne peut entièrement s’ignorer. On se dégoûte de n’avoir pas mieux à faire, on ratiocine et ressasse, puis on y retourne par désœuvrement et par angoisse de risquer de n’être personne faute de commentaires – parce qu’un commentaire, cela ressemble à une opinion et à l’exercice d’un individu. C’est se cacher que la plupart des mots sont vides et ne procèdent de personne, justement : le bruit n’a pas nécessité de cause, particulièrement le bruit-de-fond. Le journal est un acouphène.

Alors, on déforme par degrés la réalité du monde humain, parce qu’il n’existe guère de gens qui agissent avec tous ces motifs alambiqués qu’on leur attribue, et parce qu’on aimerait vraiment qu’ils aient envers nous les intentions timides et dissimulées qu’on leur suppose. Le journal intime est incursion dans le domaine de l’absurde, de l’arbitraire, de l’extrapolation et de la rêvasserie : fantasme et délire. On se complaît à substituer au monde-tel-qu’il-est les significations spagyriques de modalités qui le font tel-qu’il-n’est-pas, qui « l’idéalisent », mais sans les acceptions magnifiantes du terme, juste avec envie et névrose. C’est infécond et c’est inapplicable, mais ça rassure : d’ailleurs, ne se sent-on pas composer ? c’est donc quelque chose comme de l’art ! Presque tout ce qu’on croit attaché à la réalité selon ce registre est une erreur, et je prétends que c’est une erreur soupçonnée et qu’on se cache, de sorte que le journal, à force, donne l’habitude des mystifications : le diariste confirmé est presque obligatoirement hypocrite et menteur – sans parler des susceptibilités et du lunatisme particulièrement utiles à cristalliser des « événements ». Le « pacte autobiographique » est presque un contresens pour un journal : tout y est inventé, c’est-à-dire amplifié de telle sorte que la réalité en sort défigurée, au point qu’un homme qui aurait partagé une journée avec un diariste nierait avoir dit et fait ce que celui-ci a écrit ; et le biographe s’étonne souvent, après son enquête, qu’hormis les données les plus factuelles du journal, la plupart des interprétations de l’auteur se révèlent fausses, et que les intentions et sentiments que celui-ci impute aux personnes qu’il y mentionne, et même parfois les faits rapportés, y furent largement travestis pour ne pas dire tout à fait méconnaissables. Si je ne craignais le paradoxe « plaisant », je dirais qu’en grande part le journal est un roman insu, parce que l’auteur n’a pas conscience en écrivant qu’il est en train d’affabuler tant il « brode ». On croit toujours trop qu’il y a là du vrai, et que le témoignage sert bien à établir le fait, on est innocemment dupé, on ne devrait au juste, en bon philologue de vérité, que s’interroger sur la manière dont le prisme de la subjectivité rend compte du réel, le confirmant ou le modelant : examiner et évaluer les variations de cette adhésion ou de cette altération, et juger l’auteur selon son honnêteté et sa clairvoyance. À quoi bon s’attendrir pour qui, s’émouvant du monde, l’invente à dessein de s’imputer des joies et des peines, et pour s’attribuer des vertus ? Exiger de tout homme qu’on écoute que sa parole ne constitue pas encore un faux-témoignage.

Et même, à force d’être écrite et esthétisée, l’émotion devient factice, et le diariste n’est plus que pose ou que poésie, il s’écoute, se chante, s’élégise ; il se berce d’illusions savamment entretenues, se lamente, s’admire le cœur, se respecte en langueurs artificielles, écoute tous ses moindres soupirs, les prolonge, transfigure ses plus basses et organiques sensations ; il se forme cette complaisance des passions qu’il maniérise et qui finit par atteindre son intégrité, il a pris l’habitude, à vingt heures et quart, d’aller se coucher sur un divan pour se raconter à lui-même ses petits bonheurs et malheurs héroïques, et il devient ce patient-là, du quotidien, dépendant et veule. Il ne se reconnaît bientôt plus s’il est vigoureux et ferme, sa maladie l’a trop innervé, elle s’est installée, et l’on ne peut plus déloger de lui cet autre qui ne se débarrasse pas de sa tendance stylée à se prendre pour contemplation exclusive, à se pâmer, à se tirer de soi du « contenu », la plus petite teneur, jusqu’à en annuler ce trésor fier et mâle : l’Inavoué d’un homme. Cette littérarité imprègne tout l’être bientôt, et bientôt l’être entier n’est plus que ce cahier de formules bien mises, il ne se reconnaît que quand il littérarise sa vie, il n’échappe plus aux conformations de ce style introspectif et auto-justificateur. On se fige : écrire sur soi, c’est se paralyser entre les pages. D’ailleurs, on n’oserait pas changer tout à coup, c’est de moins en moins aisé, on se serait décrit pour rien, on tient à une cohérence ferme, il faudrait se renier. Plus on écrit sur soi, plus on s’engage à demeurer, pareil à ceux qui mentent une fois et qui, face aux démentis, ne se trouvent pas d’autre choix que de s’obstiner, et qui finissent par se persuader de leurs propres mensonges et s’enferrent dans l’imaginaire de leurs déclarations antérieures. Pour être « net » et « propre », et pour préserver au moins en soi l’immaculé de la véracité, il faudrait surtout ne pas avoir tenu longtemps un journal. C’est parce qu’au fond, on écrit toujours un journal pour soi en pensant au lecteur ; ainsi, aspire-t-on, en exagérant la vraisemblance qu’on a plutôt bâtie que ressentie, à rester personnage uni. Un journal n’a rien d’intime pour ce qui est de l’image : on ne veut surtout pas « perdre la face », la susceptibilité y joue même davantage que pour tout autre genre parce que c’est son œuvre et c’est soi qu’on juge. Qu’on se juge : on est intransigeant en amour-propre, parce qu’on tient tout particulièrement à ne pas se désaimer ; il faut donc que le journal soit en quelque façon supérieur, puisque ce journal, c’est soi.

Et voici pourquoi pour évoluer, du moins pour évoluer plus vite, il faut toujours brûler les journaux et les photographies qu’on veut garder où s’attachent nos mémoires et nos usages passés. On ne faut, on ne manque toujours qu’en ce qu’on tient à conserver : car alors on ne s’observe déjà plus tel qu’on est, on se recroqueville, on régresse, comme aux nuits de misère passées en position fœtale à se morfondre et à pleurnicher. Regarder devant et avancer, c’est certes tenir compte du passé, mais la mémoire y suffit sans qu’il soit nécessaire, au contraire, d’observer continuellement ce qu’on quitte : on craint trop, autrement, à force de se retourner, de ne pas se retrouver. Tout véritable explorateur de vie est quelqu’un qui ne redoute point de se perdre, de perdre de vue ce qu’il était : il a même la haute intention de s’égarer pour découvrir un autre en lui, celui par qui, pour paraphraser Nietzsche, il peut mieux devenir ce qu’il est.

Le journal est un égarement, une errance, un vestige de soi où l’on traîne en son absence de méthode et de direction : jamais si peu d’investigation franche que dans un journal. On ne « sait pas », à perpétuité – j’avais justement intitulé mon journal : « Je ne sais pas » – et l’on confesse sans cesse à soi cette indécision qui en deviendrait un signe de conformité avec soi-même : on se surprend un jour à savoir une chose, et l’on s’en défie parce qu’alors on suppose qu’on « n’était pas soi-même » – le journal perpétue l’inconstance et le relativisme. Il faut être vague et incertain : comme c’est ce soi qu’on a identifié et emprisonné dans ses cahiers, ne pas en sortir ! Le journal, c’est notamment la peur du risque, parce qu’il y faut minutieusement se répéter ses motifs avant toute action réelle ; souvent, il est alors tard, trop tard, le temps d’agir est passé – n’importe : ce sera l’occasion d’un morceau de regret élégamment littéraire. Ersatz d’existence, sa procuration : le journal. On y rencontre en somme tous les signes de la mauvaise santé morale : course aux symboles, jugements faux et illusions, incontinences et confidences, égocentrisme excessif, ferveur larmoyante à la condamnation ou au pardon, quête des autres et des confirmations, jamais rien d’assuré ou de définitif, procrastination et altérabilité, en tout la pathologie du déréglément chrétien. Notamment, la tendance irrépressible à s’exposer son mal, à se redécoudre les sutures, à se triturer ses chairs solitaires en culpabilité inépuisable. Il faut regretter solitaire et faire des projets d’autres vies, ou c’est ne pas se sentir d’existence : vivre dans un monde irréel de promesses et de signes – c’est presque nécessairement qu’un diariste est chrétien. Jeune, c’est quelqu’un d’à la fois extrêmement quérulent et componctueux. Et l’on ne corrige pas un diariste : il n’existe pas de confesseur pour lire les journaux intimes – sa foi fanatique n’est dévouée à aucun prêtre et n’écoute que l’humeur de son style.

À cause de tout cela, celui qui écrit régulièrement dans un journal et qui, pour partie, vit à dessein ou dans la perspective de s’y consigner, s’enferme dans de la fiction : aveuglements invétérés, malentendus exagérés d’intensité irrationnelle, drames intérieurs et disproportionnés, réconciliations et apaisements univoques, hypersensibilité entretenue, résolutions braves (dont suicide), solennelles et pas tenues, retours d’affects, le tout en un univers de références typique et traditionnel – c’est -à-dire auto-persuasion : il faut alimenter la machine à intrigue, produire des péripéties, multiplier les retournements de situation, construire des révélations neuves ; et pour que cela soit crédible, il faut placer les vérités les plus dures à côté des mensonges les plus nuls, donnant par proximité une force intéressée aux espérances illégitimes et improbables. Il s’agit, en faisant figurer des pertinences et parfois des fulgurances tout près des mirages les plus énormes, de conférer à la fausseté une apparence de conviction où l’auteur peut s’émouvoir de variations et « améliorer » le scénario de son existence – où l’on voit ce qu’il y a de malsain à être écrivain de sa propre vie, je veux dire à ne prétendre qu’interpréter sa propre écriture : la réalité n’a plus le moindre intérêt. On préfère s’interroger et s’expurger ; on surproduit le réel, ce pourrait être sur n’importe quoi, et ce qu’on relate n’est que support et qu’excuse – on en ferait autant d’un film ou d’un jeu vidéo. Le journal se définit ainsi comme une représentation, où le « je », infiable, se prend tant pour objet qu’il se trompe et s’illusionne à peu près sur tout, supposant notamment que le « il », c’est-à-dire autrui, se réfère à des processus psychologiques similaires à soi et se fonde sur un mécanisme identique au sien : dans tout journal, le postulat du diariste est environ que le « il » est à l’image du « je ». Le journal, malgré la vanité du sujet – ce soi qui s’écoute si exagérément –, fait considérer autrui comme une complexité pareille à soi : rien n’est plus dans le « ton » du journal que de parler de « semblables » ; or, le premier constat de l’homme supérieur, du moins du véritable individu, c’est que rien n’est plus éloigné de lui que le Contemporain. Voilà une faute d’appréciation fondamentale : estimer par défaut que ce dernier, par exemple, réfléchit vraiment avant d’agir ou de parler. C’est typiquement une erreur de jeunesse ; pour l’être véritablement haut, le monde humain, objectivement, n’est pas seulement « en-dessous » : il n’est pas comme soi.

Jean de Tinan le découvrit à ses dépens.



***



Le journal intime de Tinan, dans l’édition où Jean-Paul Goujon, préfacier et annotateur, est d’une méticulosité exemplaire, tient moins de deux années dans la vie de son auteur, entre janvier 1894 et octobre 1895, c’est-à-dire entre la vingtième et vingt-et-unième année de celui qui mourut peu après, fin 1898, de problèmes cardiaques (le reste de son journal, qu’on croit exister, n’a pas encore été découvert, et c’est fort dommage pour des raisons que j’expliquerai). Il est, durant toute cette période environ, étudiant peu argenté, amoureux transi, doutant de tout, aspirant le plus souvent à l
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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Penses-tu réussir !

Combien profondément et heureusement leste, vérace, amoral, est l’esprit de Jean de Tinan en ce roman si libre, si véridique, si iconoclaste, roman qu’il faudrait obliger tout jeune adulte à lire pour généreusement lui vouloir économiser des années de mièvreries mensongères et lui offrir enfin le balai rationnel et juste des niaiseries subjugantes issues des interminables frelattements chrétiens et romantiques, illégitimes et controuvés, cependant tant perpétués pour la nécessaire frustration de leurs nombreux disciples, sur le sujet de l’amour ! Sans même parler du style d’émotion virevoltant et de cette paradoxale virtuosité du sans-ambages, Tinan est un être tellement sincère et débordant d’honnêteté lucide qu’il ne sait écrire une anecdote de fiction sans la mêler intimement à son expérience et à sa distance, au point que le récit, superposant des choses vues à des visions imaginaires, se fond inextricablement en une somme de souvenirs, épanche des états que la distance juge en leçons, raconte sans feinte les gais désenchantements des morales malsaines, étale des documents réels de jeunesse pour indiquer l’inutile douleur du « Rêve bleu », de sa poursuite absurde, et de ce que son irréalisme benêt suppose d’enfantillages de la sensibilité et de la pensée, d’erreurs et de fautes des conceptions illusoires de l’homme.

Le temps qu’on pourrait gagner à lire très tôt de pareils ouvrages !

Ce n’est pourtant pas un livre amer, ni cynique, ni méchant, sur l’amour : on fait toujours de ces « procès d’intention » à ceux qui qui annulent vos mirages, et parce qu’une imprégnation sociale insiste pour que l’espérance et la foi soient des vertus, vous poursuivez la croyance en l’oasis et vous marchez après, et quand un maître vous apprend non seulement que ces vapeurs au loin n’existent pas et ne procèdent de rien de palpable, qu’elles sont uniquement le jeu d’une intangible chaleur, mais qu’il sait une manière de boire qui se passe de ces idéalismes optiques, on le conspue comme quelqu’un qui brise ce à quoi il ne faudrait surtout jamais attenter, à savoir le bon et douceâtre entretien des spectres qui ne se rencontrent jamais – ce qu’on appelle à peu près « toucher aux idées par la science », impardonnable morsure de celui qui, « malade », vit « sans âme » et « sans respect ». Ce livre est tout justement un guide pratique contre la façon d’aborder un sentiment avec les préjugés d’autrui. Il est exact comme un théorème démontré, il rétablit patiemment l’aimer au rang des émois comme les autres et parmi les autres. On aime toujours presque exactement comme on nous a défini l’amour : ce n’est ni sensation ni instinct, c’est conditionnement. Au même titre, « à dix ans, l’enfant sait peu de choses, et cependant presque toute sa destinée est faite, parce que notre destinée dépend surtout de la façon dont nous rechercherons le bonheur, et que ces habitudes sont déjà prises… » (page 1067) « Prises ? » Qu’est-ce donc qu’on prend à dix ans ? on ne prend rien, on n’a pas l’audace qu’il faut, c’est-à-dire qu’on prend seulement ce qu’on nous donne : et donc « transmises », plutôt. On nous a inculqué l’idée orientée à la fois de l’importance d’aimer, mais aussi de la manière dont l’amour est censé se concevoir et se diriger. Les seuls attributs véritables et universels de l’amour, je crois, sont l’attachement et l’envie. Ce qu’on y ajoute est extrapolé, de la littérature, des vanités, surtout des conventions sociales : il ne faudrait écrire nulle part que l’amour est une extase ou une torture, ni que ça se réalise de telle façon, suivant telle tradition, avec présents, fidélité ou progéniture. Ce n’est ni spécialement précieux ni savant, l’amour, c’est un sentiment à peu près comme l’agacement ou la convoitise, pas beaucoup plus important qu’une grosse colère après une défaite au jeu, à peine plus intellectuel qu’une soif ou qu’une faim. Une émotion, point : ce n’est certes pas rien, une émotion, mais enfin ça se gère, ça se soigne, ça se relativise : on ne va tout de même pas épancher ça au moindre effleurement, pourquoi faire ? c’est vraiment assez peu hygiénique, cette sorte d’écoulement, de diarrhée, de purgation. Persuadez un homme que l’argent est une valeur suprême, s’il perd un billet de dix, le voilà plongé alors dans l’affliction la plus loisible et abandonnée. Eh bien ! c’est cela, l’amour : la surexcitation conditionnée, que tel groupe a permise, d’une sensation fort explicable et relative – là-bas, ailleurs, parmi d’autres groupes, l’amour n’a rien à voir, il est tout à fait pourvu d’une définition distincte pour un pareil mot.

Vraiment, je ne sache plus que l’amour soit plus élevé, valeureux, digne et vital que par exemple l’excitation sexuelle : simplement, je constate combien on s’est complu à l’exacerber en tensions torturantes, en inaccessibles idées ; il suffit que sous la pression homogène d’une société on vienne à se dire, d’un sentiment quelconque, que la vie en dépend, pour tout à coup en tirer un effroi climatérique et se trouver, par exemple, au seuil du suicide d’avoir oublié ses clés, à l’agonie du désespoir d’avoir attrapé un rhume, ou au comble de l’extase d’avoir appris les capitales de trois grands pays d’Europe. Toute « valeur » qu’une civilisation élit et vante à outrance en superlative nécessité de triomphe ou de gloire acquiert par pur artifice l’excessive prédominance d’une obsession, et l’on ne saurait nier que, pour ce qui est de la considération de l’amour, notre histoire et notre culture ne sont pas allées par la demi-mesure : voici comment on a travesti un sentiment ni bon ni mauvais en palpitation, sentiment potentiellement vicieux et dangereux comme les autres dès lors qu’il devient dépendance et fascination, sentiment dont, au lieu d’apprendre à se méfier comme n’importe lequel, on a assez unanimement excité même les plus objectives insignifiances en enjeux existentiels. La disproportion irréfléchie, d’origine autoritaire, de tel sentiment irrationnel sur l’équilibre même de toutes les passions, est ce qui a conduit à des attachements indésirables et à des effusions psychiatriques sans qu’on prenne le recul de reconnaître que l’amour ne se conçoit point sous cette forme pulsionnelle et inquiète chez des civilisations mieux rassises et intellectuellement plus méticuleuses et fermes, chez des peuples en somme dont la pondération n’admet pas l’excitation cardiaque et l’emballement des désirs spirituels au rang des valeurs suprêmes. Seulement bien sûr, après la propagande morale si ancrée en soi qu’on ne s’en aperçoit plus, il faudrait l’ébrouement supérieurement difficile de tous les parasitismes congénitaux pour se débarrasser de l’illusion dont l’amour est nourrie, et gavée, rendue obèse en importance jusqu’à la pléthorique démesure d’un foie gras de canard. Nul autre qu’un esprit détaché de son siècle saurait y parvenir, un esprit si lassé et endeuillé de l’inconséquence du monde qu’il ne reculerait pas enfin de foncièrement penser autrement ce qu’il est supposé être au sein de cette grégaire insatisfaction, et de le dire ou l’écrire.

Extraordinaire et poignante franchise, soit dit à cet instant, que la verve de Tinan qui se donne sans cesse à juger, s’offre et se stigmatise sacrifiée aux explicitations publiques comme dernier des suicidés, railleur contre soi, prompt à s’humilier en apparence de naïveté bête et de malséant orgueil ; franchise élégante cependant, soigneuse, attentive, délicate, mais conformée jusqu’au pacte avec soi-même au point presque que l’auteur ne rédige plus un paragraphe sans commenter ce qu’il écrit, non toujours pour se moquer de lui-même d’ailleurs, ce qui serait faux car il se sait excellent et avisé, mais pour ne vanter sa prose ni au rang de tendresse ni à celui de virtuosité. Au-delà d’une certaine maîtrise de l’écriture, agir en artiste distancié revient à se regarder la plume pour en désamorcer les effets, même quand ces émois valent davantage que d’artificielles parures. L’humilité hyperbolique de l’esthète supérieur, c’est celle qui abîme un peu ce qu’il travaille par souci de ne pas poser pour un magicien pur : il révèle alors ses trucs en rougissant, s’attendrit de ses prestidigitations même superbes, ressemble à ce que Nietzsche dit des hommes qui se citent eux-mêmes et qu’on prend pour vaniteux pour la raison incomprise qu’ils refusent de prétendre à l’improvisation quand ils expriment une vérité sublime qu’ils ont longuement décantée. Tinan, en lecteur consciencieux et intransigeant de lui-même, en parfait philologue de son propre style, en analyste accompli de sa manière intime, se constate et note sans cesse – quoique sans distendre ou délayer son propos autant que je puis ici le faire accroire –, et, refusant de passer pour la bonne et profonde nature qu’il est, joue canaillement à signaler ses faiblesses ainsi que ses efforts. Il devient ainsi une forme extrême de fiabilité qui, consistant à montrer ses procédés et originalités après qu’il les a exposées, trompe aussi le lecteur dans l’appréciation qu’il se constitue du génie, abaissant son art raffiné en plaisanteries curieuses, corrompant le sensible admirable en un ostensible goguenard – ce qu’on pourrait appeler un détournement du jugement par l’éloquence de la grande franchise. Quand écrire une œuvre, un chef d’œuvre même, revient généralement à en dissimuler les fiertés puissantes pour en induire l’inspiration fluide et naturelle, quand il faudrait presque toujours masquer ses failles pour en exhausser les forces, l’artiste très haut, lui, détaché et lassé même de ces demi-feintes pourtant bien légitimes après un tel labeur, ne se complaît pas à ses petits secrets justement orgueilleux de fabrication, et c’est avec une verve quasiment extérieure à lui-même qu’il décèle au fur les multiples empreintes de l’écrivain qui s’examine et se déjoue, qui même se désavoue aux regard du lecteur bon-croyant de l’Inspiration, sans cesser d’approfondir son sujet (parce qu’il a bien tout de même autre chose à dire que remarquer son dit) : on ne rencontre pas même ce vérace esprit de distance chez Hugo qu’on trouve chez Diderot. Tinan est un homme capable de voir de quoi il a l’air et qui ne veut pas s’empêcher de signifier qu’il le sait, y compris quand c’est pour dégonfler une joliesse qu’on risque de lui attribuer plus qu’il ne s’en croit le mérite, parce qu’il y a de la facilité voire de la triche dans toute figure de style. « Je sens que je n’aurai pas le courage – c’est fâcheux – de faire tout à fait de la « Littérature » avec cet « amour ». Je me troublerais trop souvent… je voudrais me ressaisir – tout cela sonnerait faux, parmi des jeux d’esprit ou de mauvaises épithètes… et je respecte assez – je crois – cette naïve et profonde émotion de ma jeunesse pour désirer la railler moins que les autres. » (page 1065) : qu’on mesure comme ce passage, de délicatesse infinie, de précaution poignante à ne pas « poser », est la quintessence même, faute de vouloir imposer ne fût-ce qu’un demi-mensonge de style à son destinataire, de ce qu’en linguistique on nomme la « modalisation » ! Voici un auteur qui s’excuse presque de ne pas « faire du beau » à dessein surtout de ne rien « altérer » et ainsi de conserver et de transmettre intacte la mémoire d’un amour, encore qu’en indiquant qu’il n’est pas bien sûr de cette intention, et demandant pardon d’écrire dans une forme qui n’est pas tout à fait « romanesque ». Cette franchise, touchante comme un perpétuel aveu, magnifique comme une promesse intérieure de faire de la vérité le moyen et l’objectif mêmes de toute littérature, si rare ainsi loin des poseurs dont l’altération favorise la notoriété et sert la critique et le succès, si tendrement écartée des opportunismes courants à toute époque par lesquels on fait valoir d’un joli trait ce que pourtant on ne sent pas, sitôt reconnue pour la lumière généreuse et éhontément épanouie qu’elle est, m’amène à cette question la plus évidente et scandalisée :

Pourquoi a-t-il fallu qu’on appelle « décadentisme » le style de véracité morale qui tâcha à lutter avec si peu de hargne contre les mensonges millénaires du monde ? Comment un siècle tant indécent de voyeurs patentés et de racoles notoires – et j’entends bien cependant un siècle cohérent de psychologie turpide et négligente ou, si l’on préfère, de pathologie du confort – a-t-il pu ainsi s’obstiner à disqualifier par de pareilles appellations dédaigneuses les si généreux impudiques qui n’aspiraient, quoique sans intention de l’y forcer, qu’à lui enseigner les libertés que ce siècle de lui-même n’osait pas prendre ? Quelle mauvaise foi a gouverné encore cette relégation par la masse contre l’honnêteté et le don des savoirs, et sur quel motif cette fois ?

(Je sais bien que ce sont deux questions de trop pour une seule question annoncée, mais faut-il s’abstenir d’être entraîné par ce dont on s’indigne et revenir corriger ensuite la formule première ! À ce compte, s’il ne devait jamais y avoir disproportion entre la blanche simplicité de l’intention originelle et l’aboutissement composé du développement des idées, je crois bien que Les Misérables tiendrait en cent pages et chacun de mes articles en moins d’autant de mots ! Quant à l’immodestie de cette comparaison… N’importe, ceci est pour illustrer partiellement ce que signifie l’extrême sincérité de l’auteur qui se gâche volontairement pour ne point cacher l’impertinente progression de ses pensées.)

Ce que nulle société ne consent à comprendre, c’est que le moment où la pensée échappe à ses conventions et à ses traditions est précisément celui non où elle dégénère, mais où elle se régénère, celui où elle acquiert un caractère supplémentaire, adjonctif, complétif qui manquait à son état antérieur, ou bien celui où elle se perfectionne par l’inflexion sensible d’une direction éthique. C’est le mouvement nécessaire à tout ce qui évolue en un perpétuel dépassement : on abandonne tôt ou tard des idées fausses provisoirement tenues pour vraies, et il faut bien que ces idées, pour avoir compté dans les mentalités d’une époque ou d’une société, aient présenté un caractère structurant de la morale individuelle et collective : ce qui tout au contraire est sans importance pour un être n’affecte pas ses raisons de vivre c’est-à-dire sa manière de penser et d’agir, en quoi on mesure une pensée importante, une véritable pensée, une pensée tout court, à la façon dont elle dévie les motivations de l’homme. Toute révolution à côté de laquelle passe son Contemporain sans s’y intéresser plus qu’en lointaine théorie n’est pas une révolution : la préoccupation renouvelée de l’être, l’inquiétude vive de sa remise en cause, le fléchissement de ce qu’on tient pour acquis, est en l’homme la véritable mesure du changement. Aucun progrès ne peut se concevoir sans une atteinte : c’est le propre d’une saine communauté qui ne rechigne pas à se bouleverser c’est-à-dire, simplement à évoluer. Or, ce qu’on appelle ici « décadence » et qui se distingue principalement par le renouvellement ou l’approfondissement de paradigmes spirituels, signale toute tentatives pour se développer hors des carcans notamment religieux ou issus d’une variété de foi inconsidérée : le penseur, poussant alors quelque audace parce qu’en certaines conjonctures il ne se sent rien à perdre, revient sur des erreurs passées, corrige et affine une part du lot inexact voire mensonger des conceptions humaines, retouche rétrospectivement l’avancée du savoir commun, et ce mouvement, qui opère forcément par rétractation de ce qu’on estimait jusqu’alors universellement juste, son Contemporain le prend pour une rétrogradation parce que l’intention de cette altération implique de ne pas s’en remettre à des autorités ou à des proverbes, de ne pas se conformer à un ordre notoirement reconnu et stable. L’idée véritable s’oppose en effet à un certain « progrès » de la société réglée, elle semble ainsi « anarchiste », mais seulement dans tel domaine où ce progrès se faisait contre la vérité ; elle repose bien sur un défaut de confiance, car elle va contre la solidarité unanime et lui propose une alternative ; et elle retire effectivement à la morale le pas que la morale fit en excès dans sa hâte et souvent par homogénéité et autorité ; et ainsi : opposition au progrès, à la solidarité sociale, à la morale, tombe tout logiquement le verdict de « décadence » né de la confusion facile entre les concepts de « relâchement de l’orthodoxie des mœurs » et « réévaluation de leurs paralogismes ». Voilà comment, y compris s’agissant de l’Empire romain, on admet la « décadence » le moment où, correspondant par hasard au lent recul des bornes de cette civilisation, on juge que le tissu moral non s’est étiolé ou affadi, mais, plus strictement a échappé par pans entiers aux rigueurs stupides des usages séculaires répandus et entretenus à Rome : la littérature n’y était pas moins bonne ni même les arts en général, ce dont témoignent bien des spécialistes de cette période, mais certes ils n’obéirent plus aux règles passées, l’esprit romain ne s’y retrouva plus à l’identique avec ses valeurs obsessives et ses « périodes du discours », sans pour autant qu’on pût véritablement les juger moindres en pertinence, en effets ou en style, dérogeant essentiellement en paradigme, ce que nulle société ne pardonne aussi facilement que, par exemple, de passer de l’art figuratif à l’abstrait. En somme, ce qui a changé dans ces œuvres « décadentes » et qui leur vaut d’avoir été conspuées comme immorales et déjugées avec péjoration, ce ne sont pas tant les contraintes formelles et leur ton dont les subtilités sont sensibles et démontrent évidemment un très puissant travail, que la perception même, le mode de perception du monde et de la société, appréhensible en une refondation de valeurs préexistantes importantes et structurantes, et c’est en quoi elles incommodent et troublent et pourquoi on leur assigne un dénominatif stigmate : elles ne peuvent avoir raison, contradictoires telles qu’elle sont, ou ce serait plus que tacitement reconnaître que la société et les arts antérieurs ont eu tort au moins partiellement. De sorte que ce qu’il y a de vraiment décadent à toute époque où une société a jugé de pourtant méritants efforts des nullités accessoires, c’est la société elle-même, parce qu’alors elle a requis des conformités et étiquettes pour asseoir ses jugements, preuve qu’elle avait déjà cessé de penser par l’intégration du doute inconfortable et galvanisant d’où procède, comme je l’ai expliqué, toute évolution conséquente. Ce n’est ensuite, dans le second temps de la crainte effleurée d’avoir tort, que pour s’estimer et se maintenir elle doit prétendre que ce qui ne dépend plus de sa morale enracinée et relativement arbitraire est immoral : ainsi, ce qu’elle dénigra des artistes audacieux de la fin du XIXe siècle consiste précisément en ce qu’elle refusait de reconnaître au génie pour ne pas s’en sentir privée, et principalement l’originalité et la distinction par quoi la société s’en serait sentie départie et humiliée, attributs qu’on reconnaît certes toujours en un certain iconoclasme (toute invention conceptuelle, pour autant qu’on y regarde de près, se signale, y compris dans les sciences, par le fait de faire partiellement fi des précédentes images). Et voilà comme il se trouve que mis à part de hardis nazis crânes et intempestifs, on n’a jamais, que je sache, appelé « décadent » un art qui se contentait de jeter au hasard des taches sur une toile, ou qui ne faisait que reproduire à la chaîne des portraits de vedettes, ou qui s’abstenait de proposer des motifs, ou qui vendait cher des tentatives d’une heure dont le travail même est évidemment douteux : cette décadence-là, dont le terme aurait convenu pour pareilles négligences, était même largement plébiscitée, parce que, loin, de remettre en cause la direction sociale, elle l’accompagnait et la favorisait.

Dans n’importe quelle société qui, ayant crainte de
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Romans fin-de-siècle : 1890-1900

Albert est l’itinéraire d’une imparable décadence, une anti-évolution fatale et résolue, une cacobiographie dénaturée, à laquelle condamne la conscience hyperesthésique de la réalité blanche sans ambages, sans illusions et sans symboles.

Premièrement on naît et vagit : c’est hasard entropique, qui est-on pour naître ? Où voit-on qu’il y réside un mérite ou une destinée ? Toute généalogie est sérendipité.

On éprouve et on témoigne : faible évangile au regard du siècle insignifiant et bête où l’on existe. C’est assez laid et morne, tout cela ; ça obéit à des règles plutôt stupides, tout compte fait ; il faut tout rehausser de beaucoup. C’est objectivement une affaire, rien de plus, et pourtant une entièreté, une finitude, un vide profond dans de certaines formes superficielles – couleurs et mouvements. Esquisse sale et mal faite. Un défaut, une approximation, un malentendu, avec de rares velléités exagérément vantées, idéalisées, aisément abattables. Des préjugés de beauté – surestimes par aveuglement ou par consolation.

On simulacre et on carriérise : compromissions avec le temps, insinuer douceâtrement sa place, usurpant et copiant d’officielles vertus. S’oblitérer suffisamment le souhait et s’altérer la conscience pour se trouver de l’estime, omettre et évacuer le dégoût. Gratter le pur, les parois, comme dans un trou tiédi. Se blottir, se confire, s’accommoder de la contagion du corps faufilé. Confiteor et confitures : prier avec du sucre.

On naufrage et on agonise : dans ce pot, parmi des millions d’étagères, bof et zut. Et le local chuta : bruit net de verre et de l’organe séché qui s’écrase, un impact d’une provisoireté patente et incontestable, fracas mou sans écho. La mémoire ? Peuh ! qui s’intéresse longtemps à une conserve ? C’est tombé, voilà, on a plutôt après ça son récipient à maintenir près du mur, le plus loin possible du précipice. Se figurer boîte infrangible, et, pour cela, déconsidérer avec l’oubli les relativités chues.

Tout événement constitue l’arbitraire prétexte pour entretenir la rétention d’un soupir d’à-quoi-bon. On n’apprend guère : tout est déjà su, au fond, on ne fait que se renseigner sur des ordres et des hiérarchies différents, étrangers, arbitraires. Si on s’exalte par saccades : élans factices, comme l’autruche battant des ailes, on n’ira point plus haut. Lire Shakespeare, se croire Roméo : mais Roméo est une baudruche exhaussée par un vent, de l’enflure soufflée par une certaine convention qu’on aime à reconnaître pour se rassurer à défaut d’autre modèle, à défaut surtout d’imagination réelle, à défaut d’un véritable ailleurs de l’âme. On n’a toujours que les valeurs où l’on a traîné et que l’on a trop traînées avec soi, comme des parfums fanés et puants.

Albert doit choisir, comme tout le monde, parce qu’il faut. Pas dépressif, lucide, désir d’idéal par envie de sens, et puis juste pion, poète, hédonique, pessimiste, catatonique et enfin mort. Une succession, pas un parcours, moins un itinéraire. Tout raté, pas moyen d’accomplir quelque chose : le monde est trop bas et le sens trop haut. Décalage de l’être à la société comme de l’être à l’au-delà. Pas même pathétique, l’émotion se mérite, ici rien de transfigurable, rien d’une jésucrucifixion. Une drôle d’impasse, sans plus, sans sublimité, fatalité sans fatalisme : la vie comme état inchangeable, comme définition inflexible, avec, à cause de la vitalité, de très vaines tentatives de dépassement. Des curiosités successives, échouées et pas même tellement décevantes. Il fallait tenter et voir : impulsion, réflexe, instinct, sans plus. Le médiocre fatidique n’est jamais tragique, comme tout ce qui se regarde de loin et avec ennui. Une mécanique. Ça bouge et ça cesse de bouger.

Et ce style assorti : Dumur goûte la dénaturation du langage, l’anti-spontanéité du verbe, souvent plaisamment excentrique ou profondément poétique, léger ou bien lourd – comme le fond. Pas naturel : mainte expérience, ni fluide pour l’esprit, pas d’habituation – littéraire. Des artifices élaborés, sapience de savantasse, mot déplacé, déparé, résistant à l’entrain, examiné – dissection. Spirituel et monstrueux. Évidemment, c’est un roman sur rien autant que sur le rien, sur l’anéantissement de l’essor, invariable annonce d’échecs désémus, intrigue sur la négligence délibérée d’une histoire, où tout ramène au sentiment d’une étrangeté, d’un dérangé, de l’idéal même d’une fiction, récit systématiquement inutile – de l’art, démonstration de style, insuffisant car œuvre uniquement sur l’insuffisance foncière d’exister, ontologique essence de vanité avec sa forme exactement congruente, contenant ensemble sa beauté intrinsèque et son défaut ad hoc.
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Romans fin-de-siècle : 1890-1900

Indispensable pour toutes les amoureuses de littérature fin-de-siècle. Belles présentations de Guy Ducrey. Et puis, les bouquins sont gros ! J'aime !
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