Citations de Jeanne-Marie Sauvage-Avit (82)
Shemlaheila retira la main accrochée à son bras et, d'une voix qu'elle tenta de rendre aussi ferme que possible, s'excusa et remercia l'homme pour ses services.
Sa tante l'avait prévenue avant son départ.
- Tu sais, petite, la beauté d'une femme est certainement un avantage en Europe. Chez nous, ce serait presque un handicap. Sois prudente !
Notre société veut qu'on vive le plus longtemps possible. Ceux qui contrecarrent cette volonté sont très mal considérés. La médecine a tous les droits, même celui de nous imposer de vivre.
L'Angleterre m'a apporté énormément et je continue d'apprendre, grâce à vous, à Twinny, à mes amis. Mais je n'ai pas l'intention de m'établir ici. Un jour, je retournerai en Inde. C'est là que sont mes racines.
- La guerre, c'est comme la gale. Faut pas gratter, sinon tu iras jusqu'au sang.
Clémence désigna le journal de la main.
- Que lis-tu de si passionnant
- C’est le journal d’hier. Il y a eu un attentat à Sarajevo. Des terroristes serbes ont jeté une bombe sur l’archiduc François-Ferdinand.
- Il est mort ?
- Oui.
- Et sa femme ?
- Sa femme aussi.
- Les malheureux ! Qui étaient-ils ?
- François-Ferdinand était l’héritier de l’empereur d’Autriche. En fait, la bombe n’a pas atteint l’archiduc. C’est le terroriste qui l’a tué avec une arme à feu.
Antonin qui venait d’entendre la fin de la phrase se rapprocha de sa mère, suivi de Celse.
- Qui est-ce qui a été tué ?
Perline résuma ce qu’elle avait lu.
- C’est loin tout ça ! remarqua Clémence. Je ne sais même pas où est la Bosnie.
- Ce n’est pas si loin que ça, maman.
- Cet attentat ne va pas plaire à l’Allemagne, constata Antonin gravement. J’ai bien peur que ça tourne mal.
Perline serra la main de l'infirmier, le remercia pour son aide puis demanda sans transition :
- Moravie ? Pourquoi Moravie ?
- Mort à vie. C'est simple... Ce type est mort pour le restant de ses jours.
- Un jour, j'ai dit à une voisine que c'était l'ignorance de femmes qui faisait la force des hommes.
Son père disait toujours : "Il vaut mieux voir le loup en face que de le deviner aux aguets."
Les lois, les religions, quelles qu'elles soient, ont été faites par des hommes pour les hommes.
Même si elle n'en connaissait aucune, en particulier, Perline avait souvent entendu parler de ces ouvrières du textile, créatures maigrichonnes aux bras musclés, qu'on disait querelleuses et insoumises mais qui acceptaient sans broncher le salaire de misère, la moitié de celui d'un homme, en échange d'un travail éprouvant, douze heures debout devant une machine aux impulsions saccadées, l'été dans une chaleur étouffante, l'hiver dans les courants d'air d'un atelier puant l'huile de pétrole et la suie.
- T'as pas l'impression d'un coq qui se pavanerait devant la basse-cour ?
- Mais il est vieux !
- Les hommes font la roue à n'importe quel âge, prononça sentencieusement Ernestine.
Au temps de la guerre, pendant la pause, les munitionnettes parlaient, se donnaient des conseils, des bons et des mauvais, pour échapper à la maternité ou "faire passer". A cette époque, Blanche n'y prêtait guère attention mais elle écoutait quand même. Elle avait retenu quelques recettes. Et comme Théo ne faisait aucun effort de ce côté-là, c'était à elle de se débrouiller comme elle pouvait, avec le peu qu'elle savait.
- Et dans le silence qui se fait, j'entends l'âme de la pierre. Tu ne comprends pas, Antonin, l'âme de la pierre. C'est la pierre qui te parle.
- Et qu'est-ce qu'elle te dit la pierre ?
- Elle me dit l'orgueil des hommes qui se croient importants parce qu'ils vivent quelque soixante ans. Elle me dit que nous ne sommes que de passage pour une courte durée, alors qu'elle était déjà là il y a des milliers d'années et qu'elle sera là dans des milliers d'années. Elle me dit qu'elle est une grande dame, alors que nous ne sommes que des barbares.
Chaque fois qu'elle se remémorait sa vie de cueilleuse, elle se sentait envahie d'une sensation déroutante, faite d'un mélange de nostalgie - pour la chaleur du soleil, l'odeur acidulée de la terre, la clarté des nuits sans voile - et de répulsion. Les lamentations des filles, après le travail harassant, le regard des hommes, celui du kangani, tel un serpent devant sa proie et surtout, le visage de sa mère rempli de bienveillance et d'amour mais où se lisait aussi une infinie détresse.
Mathias était un garçon de l'assistance publique. Placés chez les paysans ou à l'usine dès qu'ils étaient en âge de travailler, ces orphelins apprenaient un métier sous la direction d'un adulte. Jusque là, Jean-Martin, secondé par ses fils et son épouse, n'avait jamais eu besoin de ces gamins, sans doute pleins de bonne volonté mais trop souvent sans expérience, timorés et incapables d'initiative. (...) Mais les conditions avaient changé et ces enfants étaient désormais recherchés.
Dans son pays, les femmes devaient veiller à ne pas attirer sur elles les regards masculins. Elles voyageaient dans des wagons qui leur étaient réservés, se regroupaient à l'arrière des autobus, rentraient chez elles avant la nuit, dissimulaient leurs formes sous les plis de leur sari. Elle se souvint de sa surprise le jour où elle avait porté un short pour la première fois sans que personne n'y prête attention ; de l'exaltation qui s'était emparée d'elle...
Après avoir été, avant la guerre, un travailleur à domicile, indépendant, seul en face de son métier à tisser pendant quatorze heures, le nouveau mineur faisait désormais le rude apprentissage de la lutte ouvrière, de sa violence et de sa brutalité. Il avait combattu les Allemands pendant plus de quatre ans, il combattait désormais le capitalisme et les patrons tout-puissants.,
- Avec les hommes, vaut mieux être méchante, sinon ils se font des idées.
Tu es une fille et il va falloir te marier, économiser pour ta dot. On va essayer de te trouver un mari qui veuille bien de toi, car tous les hommes savent que les cueilleuses ont des vies difficiles dans les plantations et que les plus jolies ont déjà servi d’une manière ou d’une autre. Et toi tu es jolie. Les hommes n’aiment pas les filles qui ont déjà servi. Ils les aiment mais ils ne les prennent pas pour épouses. Ce qui est terrible pour nous, les femmes dans les plantations, c’est d’être jolie.
Notre société veut qu'on vive le plus longtemps possible. Ceux qui contrecarrent cette volonté sont très mal considérés. La médecine a tous les droits, même celui de nous imposer de vivre.