Jess Kidd

La pluie s'interrompt et le fleuve se change en miroir : la Tamise adopte l'immobilité d'un souffle retenu. Chaque navire, de Gravesend à Deptford, se retrouve comme encalminé. Pas un souffle ne gonfle les voiles, aucune poussée n'anime les moteurs, et les rames n'y changent rien. Personne n'avancera aujourd'hui. Comme si le fleuve conspirait contre eux tous en arrêtant net toute progression.

Murs bleus, draps blancs. Il pleut encore dehors : de grosses gouttes molles éclaboussent les vitres.
Regardez l'enfant alitée dans la chambre bleue : c'est un ange de cimetière, une sculpture de marbre, avec ses boucles pâles et ses yeux de pierre, fermés, scellés.
Elle dort peut-être.
Pelotonnée comme une perle dans son huitre. Mais la perle a perdu de son éclat.

Une femelle corbeau se pose près de vous. Elle vous fixe de son œil aussi noir qu'une flaque de goudron et s'approche. Elle vous tâte de son bec en lâchant un léger pépiement. Elle veut que vous la suiviez, que vous voyiez ce qu'elle voit. Si vous êtes prêt... elle s'envole d'un coup d'aile.
Elle évolue dans un monde de toits et de conduits de cheminée, de clochers et d'arbres, fendu par le serpent brillant du fleuve. La cohue matinale de Londres, en contrebas. Les gens, vu d'en haut, se résument à des signes de ponctuation ! Les chapeaux ? Des points. Ce tiret ? Un chien en fuite.
Et tout autour de vous : le ciel. L'oiselle pirouette dans son élément, et le monde avec, ce qui confirme ce qu'elle sait déjà : elle est au centre de toute chose.

Cora Butter est la plus terrifiante des femmes de chambre de sept pieds de haut, mais aussi la seule que compte Londres. Les enfants du quartier ne se lassent pas de l'espionner. Les jours de beau temps, elle étend la lessive dans la cour en chantant des cantiques de sa glorieuse voix de baryton. Ou alors, elle se rase dans la cuisine ; elle affûte son rasoir et étale soigneusement le savon sur les poils qui hérissent son menton. Si elle surprend les enfants tandis qu'ils l'observent, on aura la joie d'entendre son rugissement de basse soulever les toits et mettre rats et pigeons en déroute.

Londres n’a jamais connu pareilles pluies. Dans toute la cité, les rues disparaissent sous l’écume grise de ces averses sales. Comme si Dieu avait vidé sa baignoire après y avoir fait bouillir les vêtements de Satan.

Sa chemise est défaite et ses cheveux auburn tombent autour de son visage en vagues denses. Ils lui donnent l'air plus pâle, plus âgée. Ses yeux sont beaux, elle le voit bien, et ses épaules charmantes, lisses et bien formées. Elle se demande si elle aurait dû prendre un amant, si elle a encore le temps de le faire, si elle en veut vraiment un et si elle en a jamais voulu un.

Bridie traverse la pelouse hérissée de diamants de rosée scintillant sous la lumière matinale. Les toiles d'araignées, elles aussi, sont devenues précieuses : des dentelles de cristal drapées sur les buissons, tendues entre les branches.

Le vicaire agite la lampe en jurant à voix basse. C'est un jeune homme au physique peu avenant. Il est menu, large de tête, et ses cheveux bruns clair se séparent nettement sur un ample crâne parsemé de bosses et de méplats que la phrénologie la plus poussée ne saurait expliquer. Son teint est aussi anémique et farineux qu'une pomme de terre trop cuite, et sa bouche a été sculptée pour grimacer. Autrement, note Bridie, il est plutôt mal habillé pour un vicaire, et son visage a quelque chose de familier.

Les policiers ne s'en sortent plus : Londres grouille de corps récents. Des cadavres apparaissent à chaque heure fleurissent sur le pas des portes, la gorge tranchée, ou couchés dans les ruelles, le crâne enfoncé. À moitié calcinés dans un poële, garrottés dans un grenier. Pliés dans un coffre ou dansant sur la Tamise par grands bancs bouffis entiers.
Bridie jouit d'un certain talent pour déchiffrer les cadavres, ainsi que l'histoire de vie et de mort qui se peint sur chaque corps.

- Bon. Dans le temps jadis...

Il était une fois une sorcière. Comment reconnaît-on les sorcières ? Elles dirigent des orphelinats à Wanstead et mangent des bébés. Cette sorcière-là dirigeait un orphelinat et était devenue experte dans l’art de sélectionner les meilleurs bébés. Elle aimait les bébés potelés avec une sauce savoureuse et des boulettes ; les maigres, elle les coupait en deux pour les faire griller avec des oignons. Au-dessus de 5 ans, les enfants devenaient filandreux et à peine comestibles. Un jour arrive une petite fille qui était maigre et âgée de 5 ans, et qui n’avais rien à manger sur les os. Appelons-la Dorcas. La vie, dans la maison de la sorcière était pénible pour Dorcas. Celle-ci était...

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