Dès notre réveil nous est apparue dans toute sa lumière la véritable version de nous-mêmes: une version incomplète. Vision d'adultes à qui désormais il manquait tout. Tout ce qui avait fait notre unité jusqu'alors: les filtres entre nous et le monde qui nous avaient permis de comprendre et de vivre avec la lune, les arbres et le froid de janvier. Les objets, livres, couteaux et briquets, téléphones et laine synthétique. Appareils de toute sorte. Extensions de nous-mêmes. De tout ce qui existe sur la terre, de tout ce qui s'apprend et se manipule, nous ne connaissions que les objets.
Sans eux, dans la montagne nous étions comme sans bras.
À ce moment-là il a bien fallu faire, et ne pas faire, et vivre cette vie inconnue, la vie qui avait commencé dans la lumière bleue de ce matin hagard. Vivre devait devenir résister et lutter. Mais que savions-nous de la lutte, adultes endormis à la surface des habitudes, et que savions-nous de nos enfants ?
Dans les semaines qui ont suivi cette nuit-là rien n’a changé. Tout ce qui avait constitué jusque-là notre existence restait à la même place. Il faut comprendre par là qu’il y avait toujours des pays, il y avait toujours des gouvernements, il y avait toujours des guerres et des sommets internationaux. Il y avait toujours des journaux pour nous informer de ces événements. Il y avait toujours des téléphones, des ordinateurs et des transports en commun. De même, il y avait toujours du travail et des congés payés, des ascenseurs, des supermarchés.
Tout semblait normal à ce petit groupe de personnes, un voyage tranquille dans un fleuve presque trop petit avec une famille minuscule. Pas de gestes brusques ni d’atteinte physique, pas même d’intimidation. Quelques-uns étaient arrivés et nous étions vaincus.
Vivre devait devenir résister et lutter. Mais que savions-nous de la lutte, adultes endormis à la surface des habitudes, et que savions-nous des enfants ? Et de l'ennemi venu une nuit et reparti sans violence. Qu'en savions-nous ?
Nous lui avons demandé de nous répondre, c’était l’injonction habituelle : quand on te pose une question, tu dois répondre, quand je te lance un fil tu l’attrapes, sinon nous tombons tous les deux dans le vide.
Nous ne regardons pas la lune, nous n’apprenons pas grand-chose. Nous allons mourir comme ça, à la surface des choses dans lesquelles nous ne nous serons jamais enfoncées.