Ce trait est encore vivace chez les Tokyoïtes : on s'occupe de ses oignons et l'on vaque à ses affaires. On voile sa curiosité, on respecte l'intimité de l'autre. Surtout, on n'impose pas la sienne. C'est l'attitude ,"super dry", expression immortalisée par la bière japonaise Asahi. Au goût sec et rafraichissant, elle aime se présenter comme "la boisson idéale pour accompagner tous types de mets". Le comportement "super dry" permet aux Tokyoïtes de coexister en harmonie avec tous types de gens, et ce, depuis la création de la ville d'Edo.
La Super Dry s'adapte non seulement à tous types de mets mais également à tous types d'états d'âme. Elle a le pouvoir de neutraliser le palais. C'est le goût du point zéro, où tout peut arriver, un espace vide qui offre des possibilités inouïes.
Quelques gorgées suffisent en général pour me réinitialiser de la tête aux pieds.
Ainsi commence mon séjour à Tokyo.
La tristesse me submerge. Je regarde, muette, sa silhouette frêle disparaître dans les rues de Ginza. Mon café, celui que John Lennon appréciait, a refroidi. Je pense à mon père qui avait l'habitude de laisser refroidir le sien, plongé qu'il était dans la lecture de son journal. J'ai quitté Tokyo à l'âge de 20 ans, au moment où je recommençais à lui ouvrir mon coeur. On dîne ensemble à chacun de mes retours à Tokyo, sans doute pas assez souvent à son goût. Il ne me l'a jamais fait remarquer, ce n'est pas son genre, me dit juste être heureux de me revoir. On ne parle jamais du passé, juste du présent, et c'est surtout moi qui parle, de tout, de rien.
La prochaine fois, je l'inviterai ici. On prendra ensemble un Morning Set. Je lui raconterai l'histoire de ce papy, et cette fois, je viderai ma tasse pendant que mon café est encore chaud.
Poussé par la nécessité et l'instinct, mon corps commence à s'y faire. Il saisit la cadence, s'adapte à la mélodie et suit le flux. Après quelques minutes, je me surprends à flotter au gré des vagues. C'est à ce moment précis que je soupire de soulagement. Je suis de retour à Tokyo. Je refais partie de ma ville natale.
Petit à petit, j'ai appris à me lâcher et à apprivoiser cette vacuité. Quelques minutes ainsi suffisent à me redonner une sensation de bien-être comme si je m'étais rincée la tête de l'intérieur. Un conseil pour ceux qui veulent s'y essayer: concentrez-vous sur les bruits de la ville. Écoutez les oiseaux. Regardez les passants. Sentez la lumière du soleil ou le vent sur votre peau. Petit à petit, votre tête va se vider et ce vide va vous remplir.