[ New York, 1831 ]
- J'ai hâte de voir à quoi ressemblent ces fameux Indiens... Crois-tu qu'ils sont comme dans les récits qu'on a pu lire ?
- Je l'espère... Imagine, des hommes nus et sauvages, des corps forgés par la forêt, la chasse et la guerre... De vrais loups !
- Ha ha... En tout cas, j'ai la ferme intention de faire quelques croquis de ces sauvages !
(p. 4-5)
En lutte perpétuelle contre la forêt, l'émigrant des Etats-Unis arrache à la vie sauvage tout ce qu'il peut lui ôter, la dépouillant chaque jour de quelques-uns de ses attributs. Il transporte pièce par pièce dans le désert ses lois, ses habitudes, ses usages et, s'il le peut, jusqu'aux moindres recherches de sa civilisation avancée.
(p. 82)
- Voilà une belle carabine !
- Les Anglais la lui ont donnée sans doute pour s'en servir contre nous [les Américains] à la prochaine guerre. C'est ainsi que les Indiens attirent sur eux tous les malheurs qui les accablent. [...]
- Est-ce qu'ils s'en servent bien ?
- Il n'y a pas de tireurs comme les Indiens. Ils ne sont jamais plus heureux que dans les pays d'où nous n'avons pas encore fait fuir le gibier... Mais les gros animaux nous sentent à plus de trois cent milles et en se retirant ils créent devant nous un désert où les Indiens ne peuvent plus vivre s'ils ne cultivent pas la terre...
(p. 40)
- Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses, dites-vous bien ça, messieurs.
(p. 14)
[ l'arrogance de l'homme blanc colonisateur ]
Les déserts deviennent des villages, les villages deviennent des villes. Témoin journalier de ces merveilles, l'américain ne voit dans tout cela rien qui l'étonne. Cette incroyable destruction lui paraît la marche habituelle des choses. Il s'y accoutume comme à l'ordre immuable de la nature.
L'idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir, se mêle aux superbes images que la marche triomphante de la civilisation fait naître. On se sent fier d'être homme et l'on éprouve en même temps je ne sais quel amer regret du pouvoir que l'on nous a accordé sur la Nature.
Le sentier, dernière trace de l’homme autour nous, s’effaçait peu à peu.
Nous eûmes alors devant nous le spectacle après lequel nous courions depuis si longtemps... l’intérieur d’une forêt vierge.
Plongé dans cette forêt profonde, réduit à ses propres forces, l'homme civilisé marchait en aveugle, incapable de se guider ou même de survivre dans ce labyrinthe. C'est au milieu des mêmes difficultés que triomphait le sauvage. Pour lui la forêt n'avait point de voile. Il y marchait comme dans sa patrie, la tête haute, guidé par un instinct plus sûr que n'importe quelle boussole. Au sommet des plus grands arbres, sous les feuillages les plus épais, son oeil découvrait la proie près de laquelle l'européen serait passé cent fois en vain. Dans ce monde-ci nous n'étions que des enfants. ..ignorants de tout.
Il n'y a pas d'entre-deux en Amérique... On passe sans transition d'un désert à la rue d'une cité. Au détour d'un bois semblant impénétrable, on aperçoit parfois la flèche d'un clocher. Des maisons éclatantes de blancheur, des boutiques, les travaux les plus riants de la vie civilisée. Ceux qui ont parcouru les Etats-Unis trouveront là un emblème frappant de la société américaine. Tout y est heurté, imprévu... Partout l'extrême civilisation et la nature abandonnée à elle-même se trouvent en présence et en quelque sorte face à face.
Chaque jour, le nombre des indiens diminue... Ce n'est pas cependant que nous leur fassions souvent la guerre, mais l'eau-de-vie que nous leur vendons à bas prix en enlève tous les ans plus que ne pourraient le faire nos armes. Ce monde-ci nous appartient. Dieu, en refusant aux indiens la faculté de se civiliser, ne les a-t-il pas destinés par avance à une destruction inévitable? Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses.