VLEEL 302 Rencontre littéraire avec Léna Ghar, Éric Chacour et Isabelle Garreau
55. Depuis le jour de la cafetière, je crois pourtant qu'il sait comment ça fait d'avoir tellement tellement tellement mal que c'est impossible de le dire avec un seul mot, qu'il nen existe aucun d'assez gigantesque pour traduire à la fois la terreur, les flammes et le gouffre.
En maths, il n'y a pas de heurts, pas de gâchis, pas de portes qui claquent, pas de boulets de canon dans la gueule, pas de méfiance, pas d'inquiétude, pas de reflux, pas de provocation. À quelqu'un qui ne parvient pas à dérouler sa démonstration, on ne dit pas : qu'est-ce que tu t'obstine à saccager ?, ni Tu te trompes de colère, ni Laisse-moi t'aimer paisiblement. On dit : tu as mal posé l’équation.
Comment peut-elle remplir à elle seule la crypte sous mon cou.
La monstre
Une monstre horrifiante sévit dans le blanc de ma tête.
Je ne sais pas comment elle est entrée à l'an 3 ni ce que je lui ai fait pour qu'elle me haïsse autant.Elle rôde constamment .Guette.Elle rit de mes gestes comme une hyène féroce, elle me pourchasse partout à l'intérieur, elle me tord les chevilles ,elle me coince les genoux ,elle mouille mes mains ,elle accélère mon coeur,elle me cogne la nuque ,elle tambourine contre mon front ,elle crache,elle mord, elle griffe,elle rue, elle s'asseoir sur ma langue ,elle me bouche les les oreilles ,elle me compresse les mâchoires, elle me scie les dents. ( Page 11).
Alors seulement, sans préavis, sans frémir d’un cil, Yaku se met à hurler. Un AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA stratosphérique, fendant le mur du son jusqu’à faire vaciller toute la plaine. Yaku n’est plus que ce A dans cette bouche devenue immense, elle barrit au chêne le torrent de sa rage, l’océan de sa frustration, elle feule du fond des entrailles l’ouragan de son impuissance, le gouffre de son incapacité à dire autrement qu’en mugissant. Même l’herbe n’ose plus frémir sous ses pieds. Elle tient sa note magnifiquement assourdissante pendant douze ans, trois vies, et puis d’un coup, encore, rassemble ses lèvres, aussi brutalement qu’elle les écartelait pour conjurer une seconde plus tôt. Elle ne pleure même pas ni rien. Le démon est parti avec le vent. Elle plante sévèrement son glaive dans le pied du chêne et fait volte-face vers la maison en snobant tout le monde. Libérée.
Tous les humains possèdent trois formes de voix : le langage, le chant et le cri. Même ceux comme Yaku qui ne connaissent pas encore les mots arrivent à se faire comprendre. Je dois avoir un problème de faisceau arqué, une hernie labiale, une rétrognathie non diagnostiquée, une aphasie de conduction, une altération des cordes vocales, ou peut-être juste d’humanité. Rien de ce qui sort de ma tranchée ne m’exprime.
On s’est installées sur l’île Faucon, un havre au milieu d’une péninsule en zone protégée. On a choisi notre repaire pour son nombre de fenêtres. Une dans chaque pièce, et même deux dans le salon, sept en tout. C’est moins une question de lumière que d’aération, une passion commune. Le vent est le seul étranger autorisé à circuler dans notre douillet repaire.
Je sais que si je bascule je disparaîtrai à tout jamais à l’intérieur de l’abîme de moi-même et qu’au fond la créature m’attend.
La terreur que sa voix revienne est si obsédante que je ne pense qu’à une seule chose : submerger le trou. Tant que je le gave lui, la monstre se noie. Boire est le seul moyen de la faire taire.
Une monstre horrifiante sévit dans le blanc de ma tête.
Comment ils font pour consacrer autant de salive au néant ?
Une seule inconnue vous manque et tout votre palais est dépeuplé. Je connais chaque mot de chaque spartiate de cette ville pourrie, je sais même dans quel ordre ils les prononcent, il n'y a plus rien à entendre. Ma langue n'est pas ici.