Il y a deux choses auxquelles personne n'échappe dans la vie. Mourir et choisir.
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Nous qui avons le travail et la grâce avec nous, a-t-elle dit à sa fille aînée, nous devons agrandir notre table, et non notre clôture.
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Je n'ai pas peur de mourir j'ai peur de ne pas vivre, Kara
Nous n'avons pas tardé à nous tordre de faim. Si les premières neiges nous avaient embrassés tendrement, l'hiver n'avait plus rien de doux ni de chaleureux. Ce n'était plus que gel, vide et paysage mort. Je manquais de lait pour ma petite. Mon garçon semblait avoir les yeux plus grands qu'avant. Sous les miens étaient apparues des poches aussi grosses que des prunes, marque des nuits trop courtes, du vent cinglant, de tous ces ventres vides et fragiles à remplir. Mes mots écorchaient Armod. Après tout, c'est ça, l'amour : s'il ne trouve pas de quoi se nourrir, il ne peut gagner la conscience et le coeur. Avec la faim, l'amour se déchire en lambeaux. Les moustiques desséchés sont les plus agressifs.
Mais tant qu’il y a l’amour… Ce n’est pas vrai. Avant tout, il faut de quoi vivre. J’avais beau aimer mes petits, leur estomac leur faisait mal. Nous mangions tout ce que nous trouvions, y compris des vers de terre. Ta sœur et toi, vous aviez les yeux qui brillaient de désespoir comme des animaux affamés.
J'étais devenue bonne au presbytère, la femme du pasteur avait besoin d'aide pour tenir la maison et ma présence plaisait à son époux. La nuit, quand le silence régnait, il ne manquait jamais une occasion de se glisser dans ma chambre. Comme le paysan des années plus tard, il venait se servir. Sa peau devenait moite contre la mienne aussi souvent qu'il le souhaitait, et la buée qui apparaissait sur la vitre donnait l'impression que même les murs avaient abandonné.
- je vous remercie, mademoiselle, m'avait-il dit un jour, avant de s'en aller.
Il me donnait envie de vomir, mais je le laissais recommencer. Qu'aurais-je pu faire d'autre ? La femme du pasteur avait mis sept mois à remarquer que mon ventre s'arrondissait et à me jeter dehors.
– Qu’il est facile de s’habituer à tant de beauté, me suis-je extasiée.
– Il faut bien, a répondu Armod. Mais quoi qu’il arrive ne t’habitue jamais à l’horreur.
Quand on aura vu toute une forêt grandir, c’est qu’on aura vécu.
La forêt, la vraie, commence de l’autre côté de notre clôture. Outre les arbres, c’est ce qu’il y autour qui fait son caractère, l’air,la mousse, le lichen,les fleurs et les champignons. De simples troncs alignés en rang d’oignons m, ce n’est pas une forêt.De même qu’on n’a pas une vie juste parce qu’on existe.
Dans l'ombre des arbres demeurent ceux qui nous manquent.