Citations de Lionel Salaün (86)
Il y a quand même une chose que tu dois savoir. Il y a trois sortes de gars qui sont revenus de là-bas: les vivants, les morts et les morts-vivants ! Et quelque chose me dit que Jim Lamar fait partie de la troisième catégorie...
Ah, je jure que c'est ce dont je rêvais à ce moment-là, le tuer pour qu'il se taise. Mais comme, bien sûr, il était trop grand, trop fort, comme, bien sûr, si j'avais tenté le moindre geste, si j'avais ne serait-ce que levé la main, il m'aurait fait plier, et surtout parce qu'il était mon père, mon putain de père, je ne pouvais rien faire que me taire, et subir ce qu'il continuait à vomir, le détail minutieux de ce qu'il avait entendu dire, ou qu'il avait imaginé, le menu complet des atrocités commises dans ce pays dont il se foutait bien, envers des gens qu'il avait toujours appelés bridés, nyacs ou fils de putes de cocos, la liste insupportable des exactions perpétrées par nos boys sur des civils qu'il ne lui serait pas venu à l'esprit de plaindre, les sévices, les massacres, tout ça pour me punir, moi, de m'être fait un ami d'un homme de son âge, alors que lui n'avait jamais su m'inspirer autre chose que crainte et soumission.
Butch avait été raciste. Un raciste ordinaire qui n'avait jamais frappé ni insulté un Noir, mais qui n'aurait pas songé à l'appeler autrement que Nègre et moins encore admis d'en voir un attablé dans le même restaurant que lui.
Escortés, tels les Rois mages, par l’ensemble de la population jusqu’à l’entrée de la propriété, les trois hommes, le chef devant, un auxiliaire sur chaque aile, avaient poursuivi seuls, d’un pas sûr et la tête haute, leur progression sur le chemin de terre envahi d’herbes folles. À vingt mètres de la bâtisse, les deux adjoints avaient pris position chacun d’un côté du chemin, la main, droite pour l’un, gauche pour l’autre, ostensiblement portée à leur arme, tandis que le Chef Butler gagnait avec la même fière assurance le seuil abrité de la ferme.
Les tornades, par ici, ce n’est pas ce qu’il manquait.
J'avais senti sa voix tanguer comme une barque prise dans les remous d'un fleuve tourmenté. Et je le regardais, pareil au spectateur qui, de la rive, voit l'embarcation prête à sombrer et sait ne rien pouvoir tenter pour éviter le naufrage. Mais Jimmy connaissaient bien ce fleuve, ses pièges, ses écueils, et alors que je craignais le pire, il s'était retranché, d'un coup de rame, dans les eaux lisses d'une anse abritée.
A chaque jour suffit sa peine, dit-on. L'important, c'est de vivre l'instant présent, de savourer les belles choses qui s'offrent à nous et de surmonter les épreuves lorsqu'elles surviennent, une à une, sans se préoccuper de celles qui nous attendent, dont on ne sait rien et qui, peut-être, n’arriveront jamais.
Le Vietnam. La bonne blague. En mars 1973, lors du retrait des troupes américaines de ce théâtre d’opérations militaires, comme politiciens et journalistes aiment à qualifier les abattoirs à ciel ouvert que sont les champs de bataille, j’avais quatre ans et neuf mois. Pas tout à fait sept, le 30 avril 1975, quand nos derniers ressortissants décampaient, la queue entre les jambes, de Saigon qui, en même temps que la guerre, allait perdre son si joli nom. Ajouté à ça que, chez moi, personne n’en parlait jamais, comme de tout ce qui se passait de par le monde d’ailleurs, et l’on aura une bonne idée de ce que le mot Vietnam évoquait pour moi
Trois types d'hommes sont revenus du Viet: les morts, les vivants et les morts-vivants.
.... et tandis que les mains de son frère noir lui retiraient du cou une corde semblable à celle par laquelle leur père, en ce même lieu, trente ans plus tôt, avait péri, celles de son frère blanc traquaient à sa gorge la preuve infime, mais tangible, de sa survie.
Tapi sous le écharpes de fumée grise montée des arrière-cours et stagnant, par l'absence du moindre souffle de vent, à hauteur des porches où les silhouettes des hommes en salopette, lentement balancées sur d'antiques chaises à bascule ou assises, jambes ballantes, se détachaient, fantomatiques, sur les façades de planches peintes et repeintes et toujours écaillées, Powell, le quartier noir, s'alanguissait dans la douce moiteur de ce jour finissant.
Chose dite, chose faite, et moins d’une heure plus tard le Chef Butler et ses deux auxiliaires débarquaient à Stanford, soulageant dans le même temps les amortisseurs de la vieille Chevy de service de leurs six cents livres.
« Des Mexicains ? » s’était exclamé Sid Butler en remontant la ceinture de son pantalon sous sa bedaine avant de souffler bruyamment par les narines. « M’ont jamais fait peur, ces gars-là ! »
Ce qui subsistait de la ferme des Lamar pouvait à présent reposer en paix.
Plusieurs gamins, parmi lesquels je me comptais, passant le chemin entre Stanford et le fleuve, avaient entendu à hauteur de la ferme d’étranges bruits. Un grincement de porte, la chute d’un bardeau disjoint, un claquement de fenêtre, le souffle du vent glissant sous un appentis, bref, tout ce qui peut révéler la présence de fantômes, démons, elfes ou lutins. Et fait naître dans le cœur vaillant d’une troupe d’enfants la volonté d’en découdre.
Deux mois s’étaient écoulés depuis sa démobilisation. Qu’est-ce que c’était que deux mois dans la vie d’un homme ?
(...)le ministère de la Défense, sollicité à leur demande par le sénateur Grundy, venait de les informer de la démobilisation dûment certifiée du marine première classe Jim Lamar courant février 1969. Ainsi donc, leur fils avait survécu à la guerre. Quant à savoir pourquoi il ne s’était pas manifesté depuis son retour à la vie civile et pourquoi il n’avait pas jugé bon de donner de ses nouvelles au cours des deux dernières années, tout ça restait un mystère. Sans doute qu’il devait prendre du bon temps à Saigon, à Bangkok, ou dans un de ces pays de sauvages dont la radio avait parlé tous les jours pendant des mois, des endroits aux noms si barbares qu’ils les avaient depuis longtemps oubliés.
Comme les autres, il y était parti, y avait fait son devoir. Au terme de leur engagement, les autres, du moins ceux qui avaient survécu, étaient rentrés au pays.
(...) il avait été enrôlé en 68, à vingt ans, dans les forces de l’Oncle Sam pour aller combattre les diables rouges dans un coin du monde dont il ne soupçonnait pas même l’existence quelques mois plus tôt.
Jim Lamar, lui, était né ici, et ses parents avant lui, et les leurs, et sûrement que ça devait remonter à loin, tout ça, peut-être à la fondation de la ville, bien loin. Jim Lamar était né ici, y avait grandi, y était allé à l’école, avait fréquenté l’église baptiste comme tous les gamins de Stanford, avait fait tout pareil que les autres enfants de son âge, de son temps.
D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, quels Suisse, Allemand ou Français, sans même évoquer d’autres peuples dont nous ignorions jusqu’au nom, seraient venus traîner leurs bottes à Stanford ? Non, par étrangers, j’entends des types de l’autre rive du Mississippi, sans même aller jusqu’à l’Iowa ou l’Illinois, des gars d’un autre comté, des gens pas comme nous, des gens d’ailleurs, des étrangers, quoi !