Lise Antunes Simoes

On lui reprochait toujours d’avoir été trop faible, de n’avoir pas su résister, on accusait Germain dont on faisait un séducteur invétéré.

Elle avait toujours été curieuse de connaître ces choses mystérieuses que font les femmes avec leurs maris. Ç’avait été une sorte d’instinct naturel qu’elle n’avait jamais remis en question. Les choses du corps la fascinaient. Elle avait désiré Germain. Elle avait aimé ses mains sur elle, ses baisers, ses regards tendres, elle avait aimé sentir la chaleur de son grand corps maigre contre le sien. Elle avait aimé toutes les sensations qu’elle avait ressenties quand il lui faisait l’amour, même trop vite, même avec toutes ses maladresses.
C’était aussi une façon de s’approprier son propre corps, plutôt que de le garder en réserve pour un époux qui aurait eu, seul, le droit d’en disposer. Elle faisait ce qu’elle voulait de ce corps, elle allait naturellement vers ce qu’elle aimait, ce qui lui faisait du bien, et personne ne devrait jamais pouvoir lui dicter ce qu’elle avait le droit de faire ou non.

Avec le temps, j’ai compris qu’il y a des limites qu’elle ne veut pas franchir. On dirait que les choses intimes lui font peur. J’aurais bien aimé savoir si elle aussi se donnait du plaisir avec les doigts, comme je le fais, mais quand j’ai eu le malheur de lui poser la question, elle s’est mise en colère.

Je ne sais pas si les parents se rendent compte que leurs filles sont bien moins naïves qu’ils ne le croient. Même si on ne nous dit rien franchement, ça ne nous empêche pas de chercher des réponses.

Au lieu d’obéir docilement à ce qu’on lui demandait, elle se montrait curieuse, parfois impertinente, elle posait des questions, cherchait à comprendre et remettait sans cesse en question le bien-fondé des décisions de son père. Et c’était sans parler de sa lubie pour la sculpture sur bois… Adémar avait toléré tout cela en se disant que Victoire était probablement influencée par ses frères, mais à dire vrai, il connaissait mal cette fille qui était pourtant la sienne.

C’était comme si son cerveau ne fonctionnait plus. Incapable de prendre une décision, elle se mit à marcher. N’importe où, mais marcher, pour trouver un endroit où se cacher, pour se remettre.

Elle n’avait jamais été très soumise de caractère, elle était plutôt farouchement indépendante. Elle pouvait se plier aux règles avec beaucoup de bonne volonté lorsque ces dernières lui semblaient justifiées, mais elle supportait mal l’autorité arbitraire.

Elle avait besoin de rêver, de vivre, de voir autre chose que son quotidien monotone, de s’abreuver de nouvelles connaissances apportées par un étranger qui avait vécu autre chose. Le reste était venu tout seul. Germain était assez joli garçon, et Victoire était aventureuse, il n’en fallait pas tellement plus pour que cela se transforme en un été constellé de rendez-vous secrets au fond d’une grange.

Pourtant, Victoire avait l’impression de vivre dans un univers clos, aussi isolé que si elle avait habité sur une de ces îles allongées dans le fleuve : Grosbois, Charron ou l’île de la Commune. Elle n’était jamais sortie de sa ville natale, pas même pour rendre visite à un parent éloigné. Elle voyait les mêmes visages jour après jour, parcourait des yeux le même paysage, et elle s’entichait d’un apprenti de son père simplement parce qu’il avait la chance d’être né ailleurs, dans une autre partie du pays.

Ce qui est bon pour elle n’est pas obligatoirement bon pour moi… d’autant que ce qu’elle considère comme étant « bon pour elle » n’est qu’une simple répétition de ce qu’on lui a appris.
Alors je l’aime bien, c’est une chic fille, mais il y a des choses que je ne lui raconte pas parce qu’elle ne comprendrait pas.

Je peux très bien comprendre qu’on ne parle pas de tout avec tout le monde. Par exemple, je n’irai jamais parler de mes douleurs menstruelles à mes frères. Qu’est-ce qu’ils y connaissent ? C’est intime, tout ça. Et je n’irai pas non plus parler à ma mère des hommes qui me lancent des regards et des clins d’œil, parce que je sais qu’elle va s’affoler pour moi. C’est normal.

Les caresses de Germain étaient très agréables… J’aimais bien faire l’amour avec lui. Qu’y a-t-il là ? Nous ne faisions de mal à personne, encore moins l’un à l’autre, alors pourquoi se priver ? Bon, je le sais bien, j’ai été naïve de n’avoir pas pensé au fait que je pourrais tomber enceinte et me retrouver dans la situation où je suis aujourd’hui. Coucher avec un garçon, c’est une chose, élever un enfant en est une autre, c’est sûr.

Est-ce que ce n’est pas naturel, de s’accoupler ? Aussi naturel que de manger, dormir, boire et faire pipi ? On parle bien des « plaisirs de la table », alors pourquoi n’a-t-on jamais le droit de parler des autres formes de plaisir ? S’il y a quelque chose là-dedans de malsain, alors personne ne pourra jamais me l’expliquer parce qu’on n’a tout simplement pas le droit d’en parler.

Est-ce qu’on me punit parce que je suis honnête ? Si j’avais voulu, ç’aurait été facile de tout lui mettre sur le dos, maintenant qu’il est parti ! Mais ce n’est pas ce qui s’est passé et je n’aime pas les mesquineries. Si j’ai couché avec Germain, c’est parce que je le voulais bien, c’est tout !

La seule chose qui comptait était de préserver la respectabilité de son nom. Si la nouvelle se répandait, les mauvaises langues iraient bon train et les contrats, immanquablement, diminueraient. On se moquerait de cet ébéniste qui avait voulu s’élever dans la société en devenant luthier et en fricotant avec les familles les plus riches de la région.

Cette gamine avait un sacré culot. Non seulement elle avait osé braver son autorité, mais elle était venue le trouver dans un espace public, où Adémar avait dû se contenir. Si les gens l’avaient vu s’emporter contre sa fille, cela aurait fait jaser.

De toute façon, ce bébé, je ne le sens même pas, c’est comme s’il n’était pas là. Il a bien fallu que la Giraude confirme que j’étais enceinte, parce qu’il n’y avait pas moyen que je le sache moi-même. Il n’existe pas vraiment. Pas encore. Et quand il sera né, je le donnerai tout de suite, comme ça l’histoire sera réglée le plus simplement du monde.

Moi, je pense plutôt qu’elles ont un problème avec ça. Comme si le fait d’avoir un ventre comme une montgolfière était la preuve flagrante qu’elles couchent avec leur mari et qu’il faudrait le nier, soit en maudissant sans arrêt l’enfant qu’elles portent, soit en jouant les Vierge Marie.

La jeune fille ne savait comment s’exprimer, mais elle voyait bien que, maintenant que le jeune apprenti était parti, tout le monde allait s’entendre pour lui mettre sur le dos l’entière responsabilité de ce qui s’était passé. Absent, Germain devenait le bouc émissaire idéal.

Elle n’avait jamais songé à épouser Germain, même pas pour donner un nom à l’enfant qu’elle portait. Oh, bien sûr, elle l’aimait bien, et elle n’aurait probablement pas été plus malheureuse avec lui qu’avec un autre, mais en se mariant elle aurait été forcée de se soumettre à ses décisions. Pour elle, c’était comme de refermer pour de bon la cage dans laquelle elle était née et qu’elle essayait péniblement d’ouvrir.