Louise Browaeys - Fais battre ton tambour
Elle n'est pas inerte, la nature, elle est vivante et déchaînée ! Notre monde a déclaré la guerre à la nature. Tu comprends ? J'ai un sentiment d'impuissance face à l'ampleur de la menace. J'ai peur de ce qui vient et de ce qu'Aurélien devra vivre, je me sens découragé devant les souffrances, le pillage, l'atteinte aux générations futures, l'engourdissement psychique et la surdité face à l'état de notre monde...
J'ai remarqué que dans les moments de joie ou de douleur, dont les effets sont, somme toute, assez proches : on pleure, on sue, on parle tout haut, on tourne en rond dans sa chambre, on lève les bras au ciel, on se pince les cuisses, et bien qu'une joie soit plus difficile à communiquer qu'une douleur, on ne sait pas dans l'immédiat si on doit garder cette sensation si multiple pour soi seule, jalousement, ou si l'on doit la partager, au risque d'atténuer son effet car il faudra parler, la communiquer à l'extérieur, et en quelque sorte sauter dans le vide à pieds joints et les yeux fermés.
Ses yeux dorés étaient comme deux jeunes abeilles, qui tantôt me considéraient avec intérêt et tantôt semblaient chercher un pollen plus sucré ou simplement plus accessible.
Je comprenais qu'il y avait sur un corps (comme sur la Terre) des zones plus sensibles dont la fonction première est d'être cultivées : c'est-à-dire de recevoir des baisers. Il faut les traquer et les chérir ; on pourrait passer une nuit à les chercher sans relâche.
N'oublie pas de boire de l'eau, dit toujours K. Il faut nourrir le cycle de l'eau. Toute cette eau que j'ai bue a dû sédimenter dans mes estuaires et aider à dénouer des choses. À liquéfier les caillots de sang, à accompagner les poussées de sève. J'ai des phrases entières qui me reviennent, comme des guirlandes surgies d'un passé où j'étais continuellement allongée. À moins que ce passé n'existe pas, lui non plus ? Je finis par douter de tout. Comme si l'eau que j'avais bue était allée chercher ces phrases d'une façon ou d'une autre au fond d'une nappe phréatique.
Le passé est un géant qui grandit à mesure que nous rapetissons - jusqu'à disparaître ;
Le désir se nourrit d'une lumière dont la source demeure invisible.
K dit qu'il faut choisir les jours de pluie pour sortir. La pluie fait selon lui comme un voile opaque qui empêche de voir la réalité en face. Et ne pas voir la réalité a beaucoup de bénéfices dont celui de pouvoir se concentrer sur ses souvenirs, à l'intérieur, et les dérouler en toute tranquillité. La pluie implique un repli en soi-même.
Les phobies sociales, les troubles anxieux, la dépression et les dépendances ont explosé, tu comprends... les guerres, le terrorisme, la crise écologique, tout cela aggrave l'anxiété des gens. On se demande tous, à un certain moment : vais-je perdre mon travail, mon toit et l'eau courante ? Mes enfants vont-ils tomber malades les uns après les autres ? La Terre va-t-elle entièrement brûler avec nous ? Vais-je finir à l'abattoir comme un veau, à la casse comme une vieille voiture ou à la décharge sous des monceaux de plastique ?
Alors j'écris cette Reverdie pour celles et ceux dont le ventre gargouille et qui n'ont pas de jardin où planter des pommes de terre, qui rêvent d'un saule pleureur penché au-dessus d'un ruisseau - ou simplement d'une feuille de laitue qui croque sous la dent. Pour celles et ceux dont le seul jardin est la littérature, dont le champ n'est que lexical et qui ne connaissent des feuilles que la blancheur d'un format A4. Pour celles et ceux qui ont toujours tenu dans leurs mains des crayons et jamais des brouettes ou des râteaux. Pour celles et ceux qui aiment s'égarer dans un roman comme dans un labyrinthe de charmille, découvrant immanquablement en elles, en eux, tant de petites lumières qui ne demandent qu'à scintiller. Et surtout pour celles et ceux tombés amoureuses, amoureux, bien après que les autres autour d'elles, autour d'eux, ont été mariés, installés, entourés d'enfants et de tabliers.