Charles avait rapidement parcouru des pages internet à la recherche des symptômes et des manifestations, et, selon un médecin sérieux, il arrivait que des patients bipolaires de type I aient affaire avec la justice. Et même plus : il avait lu que, rétrospectivement, en interrogeant et en « auscultant » l’esprit de récidivistes, on trouvait parfois ce trouble, caché sous des conduites à risque. Il fallait qu’il se procure de toute urgence le dossier de la prévenue, elle avait été à deux reprises arrêtée par la police, il fallait qu’il en sache plus.
Mais il avait du mal à croire que cela pouvait aller jusqu’au meurtre. Il faudrait creuser cette histoire d’amour avec la victime : quelle était la nature exacte de leur relation ? La fouille de l’appartement de M. Archange n’avait rien donné, son téléphone portable était analysé en profondeur à l’heure même, mais les conclusions ne seraient pas sur son bureau avant un bon moment. Pourquoi n’avait-il pas répondu, mais au contraire avait ouvert la porte à sa meurtrière ? Cela voulait signifier qu’il ne se méfiait pas d’elle, ou bien qu’il voulait bien accepter de régler ce soir-là le différend qui les opposait.
Vous êtes solidement campé au bout de la chaîne alimentaire, le pire prédateur que la planète ait jamais connu, vous êtes un être humain.
Idiot que vous êtes, ne vous souvenez-vous pas de ces sages maximes gravées à jamais dans votre mémoire depuis vos cours de philosophie au lycée ? : « L’homme est un loup pour l’homme », disait Thomas Hobbes ; « L’enfer, c’est les autres », renchérissait Jean-Paul Sartre.
Mais non content de martyriser la quasi-totalité des animaux de ce monde, l’Homme, pour on ne sait quelles raisons, s’est mis en tête de faire mutuellement à ses semblables le maximum de mal possible.
Nous voilà bien marris !
Nous éviterons un fastidieux catalogue de toutes les atrocités possibles de l’Homme, pour ne pas voler la vedette aux abondants témoignages à ce sujet, et en venir à ce qui nous occupe : poisson, gazelle, oiseau ou individu, nous sommes tous la proie potentielle de quelqu’un, le hors-d’œuvre qu’il convoite, le plat du jour de gourmet qu’il désirerait commander.
Alors, évidemment, vous vous dites que si vous avez la chance d’être né dans un État de Droit, que vous avez un toit, de quoi manger et vous exprimer, vous êtes à l’abri de ce genre d’infortune…
Et bien, pas du tout. Prenons l’exemple d’un couple parfait, vivant dans une contrée idéale, un pays de cocagne où le moindre de ses désirs est instantanément comblé avant même de l’avoir formulé : vous les aurez reconnus, il s’agit évidemment d’Adam et Ève.
Là, vous marquez un arrêt et fouillez dans votre mémoire à la recherche de vos cours poussiéreux de catéchisme. Je vous entends d’ici : « Adam et Ève n’ont pas été dévorés par un loup ni par une quelconque bête du Paradis et ils n’étaient même pas anthropophages ».
Certes, mais souvenez-vous de ce passage où Ève, qui s’ennuyait probablement à mourir, lassée de tisser des tresses aux petits poneys de son coin de Paradis, se laissa tenter par le serpent, qui finit par la pousser à manger le fruit de l’Arbre de la Connaissance.
Et de celui, où, ne voulant manifestement pas être la seule à désobéir, elle persuade à son tour son compagnon de faire de même.
Les conséquences funestes furent immédiates : chassés manu militari de leur beau jardin, condamnés à travailler pour gagner leur maigre pitance, à accoucher dans la douleur, à supporter les outrages du temps. Et si Ève, puis Adam ne se firent pas dévorer au sens propre du terme, il se produisit quelque chose de similaire.
Ils se firent manipuler.
Cet homme était en tous points un grossier personnage, la caricature du gendarme obtus, mais dans le fond il aimait passionnément son travail, et le faisait avec toute l’énergie dont il était capable. Kapumain avait des circonstances atténuantes pour expliquer son tempérament parfois grossier : il dédiait sa vie à la gendarmerie, ne vivait que pour faire régner la loi. Célibataire endurci, il n’avait à la connaissance de Charles aucune autre activité, même s’il avait un jour vaguement abordé l’idée d’aller pêcher ensemble. Charles ne cherchait pas spécialement à mieux le connaître en dehors du boulot, Kapumain était déjà assez irritant comme ça. Malgré tout, Charles Aimant sentait qu’avec cette Natacha, ce n’était pas la bonne approche. Elle semblait le craindre, et la peur n’était jamais bonne conseillère. Peut-être mènerait-il aujourd’hui l’interrogatoire avec la jeune recrue seulement.
La vie d’adulte, déchirée et toujours isolée, lui faisait mal au cœur. On aurait dit qu’après la félicité de l’enfance à la ferme, le reste n’avait été qu’une interminable chute hors du paradis. Le jardin d’Eden s’était refermé peu à peu, et maintenant elle avait 43 ans, sans enfants, sans amoureux, un meurtre sur le dos. Sa vie était déjà fichue avant, la faute à cette saloperie de maladie, mais elle ignorait jusqu’à hier matin que cela pouvait toujours être pire.
Elle eut envie de mourir, d’oublier définitivement ce lot de souffrances. Elle avait tenu bon jusqu’à présent, flirtant avec les limites, sur le fil, fragile par nature, mais là elle n’avait plus envie de lutter. Elle ne se pendrait pas dans sa cellule, mais si elle avait eu sur elle ses comprimés, elle les aurait tous avalés d’un coup sans hésiter.
Quand on la regardait de près, elle était vraiment affreuse, une balafre, mais pas de celles qui font rêver les femmes, mais plutôt gênent les gens et les repoussent. C’était peut-être pour cela que les filles avaient toujours répugné à lui donner un premier baiser. Du moins jusqu’à ce qu’il rencontre sa femme. Maryse était une bonne personne, la meilleure qu’il eut jamais rencontrée. Leur amour était toujours intact au bout de vingt ans, et même s’ils n’avaient pas eu d’enfants, la maison restait vivante tant Maryse se démenait pour leur faire mener une vie sociale riche. Elle était perpétuellement gaie comme un pinson, dynamique, énergique, menait de front sa carrière et ses activités de charité, œuvrant pour le bien commun avec plus de conviction encore que Charles.
Elle avait accepté, d’autant que Bernard était un homme bon, doux, et qu’il ne l’avait jamais maltraitée. Il était juste perplexe qu’elle ne réussisse pas à faire d’autres enfants. Ce n’était pas faute d’essayer, Bernard avait beaucoup d’appétit pour ces choses-là, mais cela ne venait pas. Josie s’était résignée, et depuis elle commençait à accepter l’idée qu’il serait le seul enfant de la famille. Vu la fatigue accumulée depuis sa naissance, c’était peut-être une bénédiction, finalement. Josie finit de tourner la soupe, perdue dans ses pensées.
Un crime, c’était donc bien un crime. Natacha sentit son sang se glacer dans ses veines : qui aurait pu vouloir faire une chose pareille ?
Elle se sentit chanceler, le décor se mit à tourner autour d’elle. Elle se rattrapa à quelque chose de mou. Un bras. C’était Georges. Que faisait-il là ? Lui aussi avait fini par venir, alerté par le téléphone arabe typique des petits villages. Il l’aida à s’asseoir délicatement sur le rebord de la fontaine, qui laissait filer un maigre filet d’eau, comme à son habitude.
Et si elle envoyait un message ? Elle se sentait désespérée, seule, elle aurait voulu au moins lui parler, à défaut de le voir. Furtivement, elle pensa à se rendre directement chez lui. Après tout, c’est quelque chose qu’il avait fait plusieurs fois, une visite surprise qui s’était rapidement terminée dans son lit. En général, il était trop poli pour quitter la couche juste après l’amour, mais de plus en plus il avait argué de fallacieux prétextes pour la quitter peu de temps après qu’elle se soit livrée corps et âme.
Leur amour était toujours intact au bout de vingt ans, et même s’ils n’avaient pas eu d’enfants, la maison restait vivante tant Maryse se démenait pour leur faire mener une vie sociale riche. Elle était perpétuellement gaie comme un pinson, dynamique, énergique, menait de front sa carrière et ses activités de charité, œuvrant pour le bien commun avec plus de conviction encore que Charles. Quand il se réveillait la nuit en hurlant, elle était là. Quand il tâtait un peu trop de la boisson, elle l’aidait à s’en éloigner.
Il parait qu’un choc psychologique pouvait la déclencher, mais elle n’était pas dupe : elle avait toujours eu ça au fond d’elle-même. Il aurait fallu d’un rien pour allumer le brasier, et là ce n’était pas une allumette, mais un cocktail Molotov qui lui avait explosé au visage. Ça avait commencé par une dépression, suivie d’un état maniaque aggravé une fois sous l’emprise des antidépresseurs, qui l’avaient fait basculer sur l’autre versant de la maladie en deux coups de cuillère à pot.