Citations de Lucie Delarue-Mardrus (79)
COMPLICITÉ
Ma grande tourmentée, éternelle, la mer
Que voici ce matin bleue à trois rangs d'écume,
M'offre son âcre goût d'iode et de sel clair
Comme une immense coupe amère que je hume.
Je sais le sens exact de la fausse douceur
Faite de sable tiède et de vagues arquées.
Nous n'avons pas besoin de nous être expliquées ;
Je connais le secret de ma divine sœur.
Jamais son flot qui s'échevèle et se rengorge
Ne pourra se guérir du désir exigeant.
Il ne sera jamais ce calme carré d'orge
Dont frissonne au soleil la verdure d'argent.
p.217
LE CHAT NOIR
J'ai dans ma cave un chat noir.
Ses yeux sont de couleur claire.
Mais s'il les ferme, bonsoir !
Pour le trouver, rien á faire !
Grisaille
Le ciel gris au vent court s'effilocher
À la pointe des clochers.
les arbres transis font leur triste roue
Sur les trottoirs gras de boue.
Que le mauvais temps pèse lourd aux cœurs
Qui promènent des rancœurs !
Oh ! marcher sans but ! Oh ! marcher quand houle
L'hiver terne sur la foule,
Seul, bâillant sa peine aux nuages fous
Qui s'en vont on ne sait où !...
Appel
Je n'ai pu contenter mon âme inassouvie
Avec toute la vie.
Je n'ai pu contenter mon corps inapaisé
Avec tout le baiser.
Le désir éternel qui gémit dans mon être
N'a pas trouvé son maître.
Et rien ne fera taire en mon âme et mon corps
La voix qui crie : Encore!....Encore!....
BERCEMENT POUR MA SIESTE
L'été pousse sur nous, du fond de l'Orient,
Son étincelante marée.
Que tes rideaux soient clos sur le dehors brillant,
Et que ta sieste soit comme une mort dorée.
L'ombre chaude est sur toi. Tes colliers sont éteints.
Prends ta nuque dans tes mains vides ;
Endors-toi dans tes ongles teints,
Le 'front rose et les pieds livides.
Laisse soyeusement épouser ton contour
Tes deux robes asiatiques,
Et panteler encore un souvenir d'amour
Dans tes narines pathétiques.
Dors. Je veux qu'un sommeil tellement merveilleux
Pénètre tes veines bleuâtres
que tu sentes tomber lourdement sur tes yeux
Les paupières de Cléopâtre...
p.42-43
PROBLÈME
On coupe deux pommes en quatre,
Combien cela fait-il de quarts ?
Hélas ! Au lieu de me débattre,
J'aimerais mieux manger les parts !
L'odeur de mon pays était dans une pomme...
Patricia Dane demanda de veiller seule, la dernière nuit qui précéda la mise en cercueil et l'enterrement. Assommés de chagrin, de désarroi, de fatigue, les autres finirent par consentir. Et Patricia, de cette longue confrontation nocturne avec sa mère morte...
" Ce que je vois devant moi, cette forme étendue dans ce lit, ces traits pétrifiés dans la blancheur et le froid définitifs, c'est ma jeunesse, C'est plus que ma jeunesse. C'est mon enfance.
" Jusqu'ici, malgré ma vie, ses tristes expériences et ses tristes désordres, j'étais encore une enfant, puisque je pouvais dire « maman ». Une petite fille restait toute vivante au fond de moi, tant que vivait ma mère. Ce soir, c'est le cadavre de cette petite fille que je regarde ; et demain on va l'enterrer. Voici la moitié de ma vie prête à descendre dans la tombe. Désormais, un gouffre infranchissable me séparera de mon premier moi-même.
X/CHANTS D'OISEAUX
Réveil dans l'ombre des rideaux à fleurs,
bonne odeur de l'air tout de suite retrouvée,
désir palpitant de revoir, en pleine lumière, le
grand pré de la veille. Narcisse prit à peine le
temps de boire le lait frais tiré qu'on lui don-
nait, de manger son pain. Elle courut au potager,
bondit sur la barrière, fut enfin dans l'herbe
haute, et, parmi les boutons d'or, se trouva
comme jusqu'aux genoux dans les étoiles.
Le ciel, entre les arbres foncés, était lumi-
neux, et s'arrondissait, haut golfe bleu. Les
grillons trépidaient, presque aussi nombreux
que les boutons d'or. Et tous les oiseaux du
printemps chantaient.
p.228
Elle ne savait pas comme elle était seule au monde. Parfois, simplement, elle le sentait. Et sa tristesse, alors, était immédiate, impérieuse et sans espoir, car les enfants ne pensent presque jamais à l'avenir.
N'ont ils pas raison ? L'enfance terminée, c'est une autre vie qui commence pour eux, presque sans rapport avec la première.
L’estuaire
J’aime toujours revoir l’estuaire, ses eaux
Hybrides, où la mer au fleuve se mélange.
C’est là que j’ai senti naître et grandir cet ange
Qui, jusques à ma mort, tourmentera mes os.
Je porte au fond de moi l’estuaire complexe,
Son eau douce mêlée à tant de sel amer.
Quelque chose, en mon âme à tout jamais perplexe,
À fini d’être fleuve et n’est pas encore mer.
Mes cheveux sont sculptés
Mes cheveux sont sculptés comme du bronze froid
Sur mon front qui songe et qui penche,
Mais les tiens, si légers et blonds, O ma sœur blanche !
Sont comme une âme autour de toi.
Et quand, sans nous toucher, nous rapprochons nos têtes,
C’est un intangible baiser
Où la chair entre nous ne vient pas imposer
Sa possession imparfaite…
Ah ! laissons ces moments où je sanglote et ris
Contre ton corps chaud qui me serre,
Et mêlant nos cheveux pleins d’ombre et de mystère,
Aimons-nous comme des esprits !
L'adieu aux jardins (extrait)
Je mêlais ma jeunesse à la douceur des choses,
Quand le vent frissonnait dans les lilas voisins,
Et qu'au soleil, ainsi que d'étranges raisins,
Vos marronniers fleuris portaient des grappes roses.
Ah! terrasses! jardins d'avril et de paresse,
Ne restera-t-il rien de moi parmi le vent ?
Que deviendront mes pas et mon rêve émouvant,
Et ma tendresse, et ma tendresse, et ma tendresse ?...
NUIT DE MAI
Sous le ciel nuageux qui luit,
les arbres noirs, ombres énormes,
Sans détails ne sont que des formes.
Les grillons remplissent la nuit.
Leur craquement tient tout l'espace,
Racontant ce qu'on ne voit pas,
Les boutons d'or dans l'herbe grasse,
Le trèfle, les derniers lilas,
Racontant le mai qui s'exalte,
Enivré dans son bain d'or vert,
Le bouton de rose entr'ouvert,
La sève qui monte sans halte.
Ainsi tout ce qu'on ne peut voir
Emprunte aux grillons leur romance...
O grillons, petit bruit immense
De la nuit, printemps blanc et noir !
Petit jour
Tristesse du petit jour,
Frôlement aux carreaux mornes, morne filtrée ;
Aux volets joints clarté, comme de lune, entrée
Sans luisance à travers les fentes du bois lourd ;
Tristesse du petit jour,
Lueur sans charme au fond de l'inerte campagne
Et qui, dans le silence, en silence aussi stagne,
Faible, laissant encor les choses sans contour ;
Tristesse du petit jour,
Sur les villes sans bruit que le repos fait mortes,
Le sommeil n'ayant pas relâché leurs cohortes
Passantes, par la rue et par le carrefour ;
Tristesse du petit jour,
Dans la chambre où vacille une lutte ennuyeuse
D'ombre burlesque avec la dolente veilleuse
Comme, au plafond, un ciel clair et noir tour à tour ;
Tristesse du petit jour,
Sur les sommeils, néants dans les oreillers souples,
Sombres, naïfs, vénals, malades, ceux des couples,
Rideaux fermés, sommeils lassés, sommeils d'amour ;
Tristesse du petit jour,
Sur la mer grise et large et largement étale...
Oh l'appel ! Oh ! le cri, parmi le brouillard pâle,
Trouble, double, que jette un bateau de retour !
Oh ! l'horreur de sortir des bons rêves mythiques,
D'avoir à vivre encore une fois tout un jour,
O tristesse du petit jour
Sur l'ennui, large ouvert, de deux yeux spleenitiques !
L’ÉTREINTE MARINE
Une voix sous-marine enfle l’inflexion
De ta bouche et la mer est glauque tout entière
De rouler ta chair pâle en son remous profond.
Et la queue enroulée à ta stature altière
Fait rouer sa splendeur au ciel plein de couchant,
Et, parmi les varechs où tu fais ta litière,
Moi qui passe le long des eaux, j’ouïs ton chant
Toujours, et, sans te voir jamais, je te suppose
Dans ton hybride grâce et ton geste alléchant.
Je sais l’eau qui ruisselle à ta nudité rose,
Visqueuse et te salant journellement ta chair
Où une flore étrange et vivante est éclose ;
Tes dix doigts dont chacun pèse du chaton clair
Que vint y incruster l’algue ou le coquillage
Et ta tête coiffée au hasard de la mer ;
…
La musique a frôlé mon âme de ce soir
La musique a frôlé mon âme de ce soir
Et je suis devenue ivre et obéissante.
Faut-il que, jusqu’au fond de l’être, je la sente
Et ne comprenne pas ce qu’elle peut vouloir ?
N’auras-tu pas pitié ? Nous nous sentons si lasse
D’être le violon de ton archet nerveux.
Ô Musique, torture et douceur, grâce !… grâce !…
Qu’y a-t-il donc en toi qui prend comme des yeux ?
Ah viens ! tords-nous les mains, musique, spasme chaste.
Tu fais lever en nous, à travers des sanglots,
Toute une âme de fond passionnée et vaste
Comme le vent, comme le ciel, comme les flots.
Romance
I
J’ai, dans ma gorge et dans mon âme,
Le sanglot du printemps
Et le souvenir de la femme
Que j’aimais quand j’avais vingt ans.
Pourquoi, tandis que refleurissent
Les arbres morts chargés des plus tendres couleurs,
Faut-il que les amours périssent
Et ne refassent plus de fleurs ?
II
L’amour, renié si souvent,
Est sur moi comme une tempête
Me tordant de la base au faîte
Ainsi qu’un chêne dans le vent.
Je souffre de sa véhémence
Mais combien j’aime ainsi souffrir !
En proie à cet orage immense,
Je voudrais en mourir !
Minuit
Minuit, dormir. Regard furtif aux vitres sages ;
Le jardin entrevu, noir, dans le vent profond…
Ô véhémente nuit de lune et de nuages,
Promène dans ta course affolée et tes rages
Le drame de ma joie et de ma passion.
Que m’importe
Que m’importe parfois mon sort,
Les triomphes et les désastres ?
Pantelante au milieu des astres,
J’attends en frissonnant la mort.
Je ne suis plus de cette terre,
Je suis d’un monde de soleils.
Parmi leurs éclats sans pareils,
Mon âme n’est plus solitaire.
Quelle certitude me vient
D’une éternelle et vaste joie ?
Moins qu’atome, je suis la proie
Du Tout, qui peut-être n’est rien.
Je meurs ! Je meurs ! Chaque seconde
Éloigne l’enfer que voici.
Où vais-je ? Dans quel autre monde
Où l’on me dira : « C’est ici » ?