Très bien.
Si vous y tenez vraiment, nous allons nous pencher sur l’histoire des femmes de la famille.
Mais sans précipitation.
Le sujet est délicat, c’est une famille compliquée, et dans cette histoire tout n’est pas joli. Il y a eu bien évidemment des joies et des amours, des luttes et des conquêtes, de grands succès : en définitive, toutes ces femmes ont contribué à bâtir notre pays, à partir de presque rien. Mais il y a eu aussi des folles, des meurtrières, beaucoup de peine et beaucoup de tristesse. De grands et nombreuses douleurs.
Rappelez-vous également que c’est vous qui m’avez demandé de vous raconter, cette fois-ci, la vie de ces femmes. Si, a un passage ou un autre, vous avez le sentiment que je ne m’attarde pas assez sur les hommes, ne venez pas m’accuser de féminisme déplacé. Je vous le dis très clairement, la vie des hommes est aussi intéressante que celle des femmes, et si je ne m’attarde pas assez sr leur cas, c’est uniquement pour répondre au mieux à votre souhait.
Et puisque l’heure approche, commençons par le début.
Avec Inaiá, la petite Tupiniquim, l’origine de tout.
Et bien que vivant dans une tribu ennemie, son enfance fut identique à celle de sa mère : beaucoup de rires, de jeux dans les rivières, avec les animaux de la forêt, une abondance de fruits à dévorer, d’arbres auxquels grimper, de lianes, de joie, de manioc, de bonnes choses à manger et de farine. Le bonheur était encore possible sur la Terre des Perroquets, et Tebereté en grandissant devint vigoureuse, dodue, avec ses cheveux noirs, lisses et longs, et ses yeux de talisman porte-bonheur.
Encore toute jeune, Maria comprit qu’il lui manquait quelque chose de très important : la faculté de comprendre ce qui était écrit sur le papier. Forte d’une assurance naturelle, et sachant que tout lui était possible, de question en question elle en vint à trouver un maître chez qui des garçons, rien que des garçons, apprenaient le portugais, le latin et l’arithmétique, et dont l’épouse enseignait de son côté à des filles, rien que des filles, à lire, écrire, compter et cuisiner.
Mais ce sont ces choses inexplicables qui font de la vie ce qu’elle est, et si la Vieille ne s’était jointe aux chasseurs d’esclaves, ni la première, ni à plus juste titre la deuxième Marie n’auraient survécu. Et si la Vieille malgré tous ses efforts ne put que faire survivre Maria Cafuza, elle arriva avec la seconde Maria à bâtir quelque chose d’unique : toutes deux étaient inséparables, plus encore qu’une mère et sa fille, justement parce qu’elles ne se sentaient pas liées par quelque obligation sociale mais par une nécessité pure, et le plaisir qu’elles avaient d’être près de l’autre et de faire des choses ensemble.
Vous vous étonnez qu’une femme assume un tel pouvoir à cette époque ? Eh bien vous ne devriez pas. À toutes les époques, partout dans le monde, il y a toujours eu des femmes aussi puissantes que les hommes. Ces femmes ont toujours existé, et il faudrait beaucoup plus que les doigts des deux mains pour les compter. Et à ce moment du récit, tout le monde aura déjà compris que les femmes qui ont conquis ces terres durant les deux ou trois siècles ayant suivi leur découverte par les Européens, qui se sont enfoncées dans le Sertao, qui ont vécu dans la foret primaire de ce pays tout jeune, ne pouvaient se permettre le luxe d’être fragiles et soumises, ainsi que beaucoup aimeraient les dépeindre.
Comme cela arriva à plusieurs autres membres de la bande, aventuriers habitués au meurtre dont les victoires aux termes de combats dignes de ce nom étaient la seule raison de vivre, cet accès de violence extrême, sans véritable raison, le poussa à détourner la vue afin de ne pas voir les corps du noir et de la métisse se transformer en fontaines de sang. Manu n’avait jamais éprouvé une chose pareille, une tristesse sans nom qui lui emplit le cœur alors qu’il posait les yeux sur la fille des suppliciés, cette gamine maigrelette qui parut se désarticuler lorsque le capitaine la poussa devant lui.
Elle grandit ainsi au milieu de cette bande, sans parler et apparemment sans rien entendre, tel un animal sauvage. Elle se joignait aux expéditions, assistait aux combats, ruminant sans arrêt son idée fixe, son obsession, sa seule nourriture, sa seule eau, son seul air : son projet de tuer João. Accroupie, tapie, se terrant dans les feuilles et les branches au milieu desquelles elle disparaissait, Maria Cafuza épiait le moindre geste de l’unique source de son tourment.
Il devient soudain clair comme le jour que la révolution ne se fera dans les mêmes universités. Il y a une radicalisation générale, la fête est bel et bien terminée, et la lueur de l'aube ne sera plus la même pendant de longues années, obscurcie par les ténèbres de la clandestinité, le rouge sang d'une guerre mortelle entre le statu quo et l'utopie, entre l'injustice établie et les mille possibilités susceptibles d'éclore.
Entre les professionnels et les amateurs.
Ana fut la précurseuse de ce vice de l'information propre à notre époque, ce plaisir consistant uniquement à se tenir informé et qui atteint des sommets jamais égalés depuis l'aube de l'humanité, affectant de plus en plus d'individus pour qui, à l'instar d'Ana jadis, il suffit de savoir quelque chose, quoi que ce soit de plus que les autres, pour sécréter des endorphines, comme si cela leur conférait quelque pouvoir spécial et ineffable.
Le sujet est délicat, c’est une famille compliquée, et dans cette histoire tout n’est pas joli. Il y a eu bien évidemment des joies et des amours, des luttes et des conquêtes, de grands succès : en définitive, toutes ces femmes ont contribué à bâtir notre pays, à partir de presque rien. Mais il y a eu aussi des folles, des meurtrières, beaucoup de peine et beaucoup de tristesse. De grandes et nombreuses douleurs.