Marie-Pierre Duval

Tant d’efforts à être belles. Tant d’énergie à être bonnes. Mais après, que nous reste-t-il pour être libres?
(p. 90)

Nous ne sommes plus infirmières, enseignantes, journalistes ou avocates. Nous sommes brûlées. Même les plus résistantes ne peuvent éviter un quelconque divorce, une dépendance, l’endettement, la maladie mentale ou l’anesthésie sexuelle.
Je regarde autour de moi, amies, collègues, et si peu d’entre elles me semblent réellement heureuses. Pas une heureuse factice de centre commercial, de veille de partir en voyage ou de nouvelle photo de profil. Pas une heureuse de trois verres de vin, ni une heureuse de remise de prix. Une heureuse intrinsèque, profonde, lumineuse. Une heureuse qui crève l’écran.

- Il est vraiment bon, ton gars, il va jouer dans quelle catégorie en saison régulière?
- Il ne jouera plus au hockey en saison régulière, il ne fait que du 3 contre 3 l’été.
- Hein? Ça se peut? Pourquoi il ne joue pas en saison régulière?
- Parce que je veux une vie.

C’est que ça ne m’intéresse pas de devenir fonctionnelle. Pas que je sois foncièrement contre la méditation ou le yoga. C’est juste que ça ne m’intéresse pas d’acquérir des trucs du genre ces «Cinq choses que vous devez savoir pour revenir au travail après un burn-out», pour finalement réintégrer une réalité qui me fait sentir comme de la merde. Je ne veux pas apprendre à m’adapter. Je veux aller ailleurs.

Sophie, dominée par une douleur irréversible, vient d’enterrer un rêve devant nous. L’homme de sa vue, elle ne l’aura pas à temps pour réaliser ce qui lui est le plus cher, être mère.
Après avoir essayé les bars, les partys, les sites de rencontre, les clubs de marche, les amis des amis, les inconnus à l’épicerie, après avoir fait une thérapie, pleuré ses blessures, accepté ses limites, combattu l’amertume, cultivé son côté tendre et gardé espoir. Après avoir perdu dix kilos, s’être entrainée, épilée, coiffée, maquillée, et avoir tenté de ne plus rien faire, pour laisser travailler la vie, après avoir fait tout ça pendant vingt ans, après avoir fait TOUT ce qu’il fallait faire, Sophie, ce soir, a déposé les armes.

Nous préserver du chagrin de découvrir les kilomètres de petits riens que nous avons laissé s’enraciner entre les deux rives de notre lit.
Comment être digne de notre absolu lorsqu’il nous faut travailler cinq jours et manger vingt et une fois par semaine?
Je ne suis plus qu’une fraction de la princesse dont il est tombé amoureux. (…) Je n’existe plus que dans une forme morcelée : 40% de problèmes au boulot, 30% de soucis de mère, 20% de gestion domestique et 10% varia. (…)
Le temps qu’il faudrait pour m’extirper d’une folle décennie d’obligations et redevenir la folle aventurière dont il est tombé amoureux se compte en semaines, et nous l’avons déjà réservé pour des vacances en famille. À Disney.

Toujours tester le temps, au cas où il respecterait ses promesses d’arranger les choses (p.158)

Je vis en Amérique du Nord. Il y a dans ma maison deux fois plus de chambres que d'humains qui y logent. Pourtant. Je m'y sens cloîtrée. La chambre à soi, aujourd'hui, ce n'est peut-être plus juste le lieu, mais l'espace que l'on crée à l'intérieur de soi, et sur-tout, le temps que l'on prend pour l'habiter.

Ça se paie, un congé de responsabilités.

J’aurais souhaité être journaliste moi aussi. Pour dire tout haut ce que j’écris tout bas. Mais jusqu’à maintenant je n’ai jamais su traverser la frontière du repli. Je suis incapable d’assumer publiquement le fond de ma pensée, pas plus que je ne pourrais survivre au ressac de mes questions culottées. C’est le petit chenapan qui sonne chez la voisine pour lui jouer un tour et qui, de peur d’être pris en faute, prend la fuite au dernier moment, laissant son comparse se démerder en direct. L’Animateur est peut-être un emmerdeur, mais au moins il a le courage d’endosser.

S’il faut qu’on se mette à faire taire tous ceux qui ont fait des erreurs, on n’aura pus de show…

Nos reportages serviront à donner une existence à la partie du monde demeurée dans l’obscurité. Les pauvres, les bizarres, les incompris. Pour les plus puissants, vedettes ou politiciens, ce sera l’entrevue guillotine.

Ce qui ne se dit pas dans la vie se dit ici. Les paroles dépassent les bornes, et souvent la pensée. Ce n’est pas toujours bon ni de bon goût, mais le Patron fait le pari que c’est le prix de l’audace.

Mon objectif: déposer trois ou quatre sujets taillés sur mesure, emballés dans un laïus qui, pour espérer survivre à l’étape du pitch, doit être aussi court que divertissant.

Au-delà de notre appétit pour les blagues outrancières, nous avons en commun cette curiosité sans frontières, l’indignation à fleur de peau et une mauvaise foi d’appoint comme sortie de secours intellectuelle. Allier l’insolence des plus tannants à la rigueur des meilleurs pour accoucher de plans jubilatoires et légaux de préférence.

Je me réjouis de voir les plaisantins enfin admettre qu’ils ont besoin de bonnes filles comme moi. Révolu le temps où il fallait être clinquante pour mériter l’attention des garçons, qui reconnaissent aujourd’hui la valeur de mes rigoureux services.

Mais l’ordinaire, lorsqu’il est enrichi par les années, devient parfois bombe à retardement.

Se comprendre demande du temps. Et le temps, c’est précisément ce qu’ils ont perdu. Le temps, c’est précisément ce que j’essaie de regagner.

Quelle fraction du PIB s’est érigée sur ce sentiment de ne pas être assez?

J’aurai au moins de l’emprise sur la suite du récit. Mais où est la liberté de choisir lorsqu’il ne reste qu’une sortie de secours?