Citations de Marion Fayolle (105)
La bâtisse est tout en longueur, une habitation d’un côté, une de l’autre, et au milieu une étable. Le côté gauche pour les jeunes, ceux qui reprennent la ferme, le droit pour les vieux. On travaille, on s’épuise, et un jour on glisse vers l’autre bout.
C’est pas toujours facile d’être un petit tout, d’avoir en soi autant d’histoires, autant de gens, de réussir à les faire taire pour inventer encore une petite chose à soi.
Mais qu’est-ce qu’elle a cette gamine, à toujours chouiner ?
On tape sur le baromètre. Pourvu qu’il pleuve !
Allez, arrête un peu de renifler, tu ne sais même plus pourquoi tu pleures. La mémé sort un mouchoir de son décolleté. Sèche tes larmes, ça suffit maintenant.
On tape sur le baromètre, on regarde le sens du vent, on attend la bonne lune. Pourvu qu’il pleuve ! On n’a jamais vu le pré aussi sec. Et la source ? Il ne faudrait pas qu’elle se tarisse. Rassure-toi, ce n’est jamais arrivé.
Mais qu’est-ce qu’elle a cette gamine ? C’est pas avec ses chagrins qu’on arrosera le potager. Sinon, on ne s’inquiéterait pas. Il faudrait une pluie fine. Mais là, ça va tomber dru. C’est souvent comme ça sur les hauts plateaux, on vit entre les bras des éclairs. Ça claque, ça fait vibrer la maison : les volets se cognent contre la pierre, les petits se cognent contre leur mère. L’orage a plus de colère encore que l’enfant.
Ça se calme enfin.
L’oncle, le gendre du pépé et de la mémé, fait le tour des parcs. Deux vaches raides sous les grands arbres. Putain.
Quoi ? Pas avant la semaine prochaine ? Mais elles auront le temps de sentir, de gonfler, d’attirer les charognards. Tu ne veux pas rappeler le service d’équarrissage pour insister? Si la gamine voit ça, on n’a pas fini de l’entendre pleurer.
Rappelle-toi, la dernière fois, elle était convaincue que c’étaient ses colères qui avaient foudroyé les bêtes.
La mémé rit, ils ne savent pas pourquoi. Quand elle parle vite comme ça, avec l'euphorie de la fête, ils ne comprennent plus du tout son patois. Ils sont, dans sa cuisine, comme dans un pays étranger. Leurs langues, leurs oreilles ont trop d'années d'écart pour se parler vraiment.
On ne remarque même plus que, dans son regard, il manque des lumières. Sa peine est trop épaisse. Une peinture mal diluée, opaque, étalée en plusieurs couches.
Il est mort à l'entrée de l'automne, on l'a dispersé là, à l'entrée du bois.
Elle, elle ne cherche pas à rester jeune, elle sait qu'au bout d'un moment la vie tue.
Il dit qu'il n'est qu'un assassin, qu'il tue plusieurs poulains par an comme les parents tuent l'enfance en voulant éduquer. Même leur fils, le petit ou, il trouve qu'ils le tuent en l'aidant à grandir.
Entre elle et sa mère, c'est compliqué, elles opposent leurs efforts. L'une gèle, l'autre dégèle. C'est comme ça que se brisent les familles.
Elle leur rend une tristesse qu'ils lui ont transmise.
Ça lui a fait ça aussi, à la mère de la gamine, quand elle a quitté la ferme, qu'elle est partie étudier de l'autre côté des montagnes. Une danse, une explosion, la découverte du dehors. Ça grouillait, ça s'agitait, ça klaxonnait, ça se bousculait, ça fumait, ça s'embrassait, ça clignotait, ça brillait, ça coûtait cher, ça dormait par terre. Elle ne savait pas qu'on pouvait vivre aussi serrés, marcher des heures sans voir le ciel, monter des escaliers sans les monter. Elle découvrait les cinémas, les baisers dans les cinémas, les baisers là où ça ne se fait pas. Elle piétinait la ville, la ruminait, découvrait que c'était possible de s'éloigner de sa mère. Elle craignait d'avoir peur du noir, comme les veaux, d'avoir envie de rentrer. Mais ici, le noir n'existe pas, les vitrines restent éclairées, les fenêtres, haut dans le ciel, prennent la place des étoiles.
Ne t'inquiète pas pour moi. J'ai des amis plein ma bibliothèque.
Sa gueule est toute déformée, ça fait ça, le chagrin sur le vin, le vin sur le chagrin.
Un fou devenu fou, ça commence à faire beaucoup de folie dans un seul homme. Son corps a beau grossir, à un moment, ça ne rentrera plus. Ne vous approchez pas trop, les petits, il pourrait vous cogner dessus comme sur la réalité. On ne sait jamais. Ca peut faire ça, l'ivresse ; quand on s'y habitue trop, on s'énerve de ne plus la trouver. Le vin n'estompe plus le désespoir mais en remet une épaisseur.
Les autres jeunes rêvent aussi de s'envoler avant l'hiver, d'échapper à la neige qui les emprisonne pendant des semaines, des mois, ils imaginent une vie à eux, qui ne serait pas celle des parents, qu'ils auraient réussi à inventer tout seuls.
Dans la cuisine, la mère de la gamine parle de ce qu'elle doit faire, fait des listes, les répète tout haut, ça raccroche le premier avec le dernier mot, ça invente des boucles, ça devient infini, ça l'affole. Elle rejoint la mémé, elles échangent leurs listes, les font se regarder, se rassurer. Le ménage, les lessives, le repassage, les repas, maudits repas qui reviennent trois fois par jour, quatre-vingt treize fois par mois. Elles ont les mêmes listes, les mêmes invasions. Vous pensez que ça se fait tout seul, tout ça ? Et la gamine qui aurait l'âge de les aider mais qui ne les aide pas Elles ont beau lui montrer comment ça se lave, des toilettes, comment ça se cuisine des repas. Tu pourrais au moins mettre la table, il faut qu'on t'explique tout. Comment tu feras quand tu seras en ménage ? Elles le plaignent déjà le pauvre qui tombera sur leur gamine. Elle ne voit pas que c'est sale, n'a pas la tête pour ça. La sienne fait des listes aussi, mais de mots inutiles, de rêves, d'idées qu'elle note dans ses carnets.
C'est pas toujours facile d'être un petit tout, d'avoir en soi autant d'histoires, autant de gens, de réussir à les faire taire pour inventer une petite chose à soi.
Ici, on fait toute sa vie sous la même toiture, on naît dans le lit de gauche, on meurt dans celui de droite et entre-temps, on s'occupe des bêtes à l'étable.
Ils le savent, bientôt, ça sera à leur tour d'aménager dans l'aile droite, d'occuper les pièces de la fin de vie. Mais tant qu'il reste la mémé, ça les rassure, c'est qu'ils ont le temps, encore, devant eux. Une étable encore devant eux, avant l'autre bout.
Dehors les gamins se donnent rendez-vous, ils partent dans les bois, se faufilent entre les arbres, cherchent un coin pour leurs cabanes.