Les écrasements de Matthieu Simard
Mais la mémoire est un animal qu'on ne contrôle pas.
Il y a pourtant tellement de choses qu'on peut décider. Nos gestes et nos paroles, les chemins qu'on emprunte et ceux qu'on abandonne, la marque de confiture qu'on met sur nos rôties, le propriétaire de la peau sur laquelle on dépose nos lèvres, ce qu'on écrit dans un carnet le soir pour survivre jusqu'au matin. Puis il y a la mémoire, cruelle. Des odeurs, des images parfois s'impriment pour toujours, d'autres fois s'évanouissent. Les petites douleurs qu'on voudrait garder au chaud près de soi s'envolent, celles qu'on voudrait abandonner nous écrasent. Les bonheurs s'éparpillent parmi les banalités ou prennent toute la place. Nous ne choisissons pas les souvenirs qui nous empêcheront de dormir ni ceux qui pousseront à nous lever. Et même lorsque nous réussissons à frotter si fort et si longtemps qu'ils semblent oblitérés, des années plus tard ils nous sautent au visage comme un clown de film d'horreur.
J'ai gardé le trou dans la cuisine comme dernier recours. Quand j'écrivais un souvenir dans le carnet et qu'il ne disparaissait pas parce qu'il était trop beau, je regardais le trou pour me rappeler que tout n'était pas toujours parfait entre nous deux, même dans notre maison où tout était parfait. Avec le temps on a tendance à ne retenir que les bons moments, je voulais pouvoir me rappeler ce mauvais moment chaque fois que j'ouvrais le réfrigérateur pour vérifier qu'il y avait du jambon .
Mais les immortels finissent toujours par mourir, si ce n'est par eux-mêmes, par l'absence des autres. Tu es partie un soir de canicule, et on s'est effrités en miettes de mortels. En t'enfuyant par la fissure dans le béton, tu as fait naître un trou sombre qui m'aspire l'intérieur depuis trois mois.
On meurt toujours un peu d'une rupture. On flotte un temps et on finit par l'oublier, en un mois, un an, dix ans, mais on reste toujours un peu mort, par morceaux. Trop de ruptures, c'est trop de morceaux, et on en meurt au bout de la vie, rempli de douleurs oubliées. C'est ça, le cancer. C'est les morceaux de douleur qui s'accumulent pour nous faire chier, et qui nous tuent de l'intérieur.
Il n'est jamais trop tard pour une citation. Jamais trop tard pour que d'autres nous disent ce qu'on ne saurait dire nous-même.
Patrice était content. Un paquet de petites histoires pour aller avec ses photos, que je n'ai pas vues, mais il m'a dit comment elles allaient être. Paquet de petites histoires niaiseuses, mais je savais qu'il aimerait, je le fais passer pour un gars tough et viril.
Puis ma ballerine s’est avancée tout doucement, à posé la main sur le museau du toutou et s’est mise à le caresser tranquillement. C’etait Tout serein, tout étrange, comme si le temps ralentissait, un morceau de sable coincé dans le grand sablier, et il faisait moins froid, il me semble. Sans lever les yeux, elle a ouvert la bouche, et le temps s’est arrêté complètement. C’etait Presque le silence qui sortait de sa bouche, des mots tranquilles, des sons doux, que j’entendais à peine...
- Comment il s’appelle, ton chien ?
- Il s’appelle Edwin.
- Toi, comment tu t’appelles ?
Il y a un an et demi qu'il est malade. Il est peut-être déjà trop tard pour retrouver le Suzor que je cherche, mais je n'arrêterai pas mon chemin. Je n'arrêterai plus. Cette lettre, ces mots, le j minuscule et sans point qu'il trace quand il écrit mon prénom, tout ça explose en moi. Je ne veux pas être la seule condamnée au souvenir de nos bonheurs.
Il n'y a plus une goutte de foi en moi, mais des fois, j'aimerais croire en Dieu, en son fils, en toute cette belle histoire, calvaire de clous. J'aimerais avoir une poignée à laquelle m'accrocher, un tuteur qui m'aiderait à pousser plus droit. Mais je suis incapable de croire en eux, en ça. S'ils m'envoyaient un signe, peut-être, un moment encourageant, mais c'est le contraire qui arrive. Le jour où je décide enfin de bouger, d'avancer, de marcher sur les eaux, ils me pitchent de la neige dans le trou de botte. Qu'ils aillent chez le diable.
La peine d'amour comme une maladie, voilà ce qui me fait vomir.
Il faut cesser tout ça. Arrêter de bâillonner tous ceux qui ont de la peine. C'est normal, c'est même beau, la peine. Et c'est nécessaire. Bien sûr, que je ne vais pas bien. Mais ce n'est pas un problème. J'ai de la peine. Je souffre. Je vais guérir, pas besoin de diachylon. J'ai un deuil à vivre, j'ai de la douleur à combattre, j'ai une vie à rebâtir, à ma façon. (p.75)