Lémission « À la recherche de », par Anne Lemaître, diffusée le 11 juin 1971 sur Limoges Centre Ouest. Invités : Régis Miannay, Serge Solon, Michel Bloy, Jean Pellotier, Maïthé Carrère et Aline Conan.
Douleur muette
À Victor Lalotte.
Pas de larmes extérieures !
Sois le martyr mystérieux ;
Cache ton âme aux curieux
Chaque fois que tu les effleures.
Au fond des musiques mineures
Épanche ton rêve anxieux.
Pas de larmes extérieures !
Sois le martyr mystérieux ;
Tais-toi, jusqu'à ce que tu meures !
Le vrai spleen est silencieux
Et la Conscience a des yeux
Pour pleurer à toutes les heures !
Pas de larmes extérieures ! —
(« Les Névroses », 1883)
La baigneuse
Le temps chauffe, ardent, radieux ;
Le sol brûle comme une tôle
Dans un four. Nul oiseau ne piaule,
Tout l'air vibre silencieux...
Si bien que la bergère a confié son rôle
A son chien noir aussi bon qu'il est vieux.
Posant son tricot et sa gaule,
Elle ôte, à mouvements frileux,
Robe, chemise, et longs bas bleus :
Sa nudité sort de sa geôle.
Tout d'abord, devant l'onde aux chatoiements vitreux
Elle garde un maintien peureux,
Mais enfin, la chaleur l'enjôle,
Elle fait un pas et puis deux...
Mais si l'endroit est hasardeux ?
Si l'eau verte que son pied frôle
Allait soudainement lui dépasser l'épaule ?
Mieux vaut se rhabiller ! mais avant, sous un saule,
D'un air confus et curieux,
Elle se regarde à pleins yeux
Dans ce miroir mouvant et drôle.
Économie de pauvre ...
« Ça vous surprend que j'fume, et que j'prise, et que j'chique ?
Vous vous dit' que pour moi qu'a besoin d'épargner
C'est un' trop gross' dépense et qu'ça doit me ruiner ?
Mais, j'fais du mêm' tabac trois usag' tabagiques,
Mon bout d'carotte, es' pas ? j'ai fini de l' mâcher,
I n'a plus d'jus : je l'fais sécher.
Alors, j'n'ai plus q'ma pipe à prendre,
Et son fourneau lui sert d'étui.
Puis, je l'fum' tout lentement, et, quand il est ben cuit,
J'le fourr' dans ma queue d'rat, et j'en prise la cendre.
Ma chiq' ? C'est provision d'tabac pour mon brûl'gueule
Et pour mon nez qu'est pas étroit.
Ça fait donc q'la dépens' d'un' seule
Me procur' le plaisir des trois ! »
Le silence est l'âme des choses
Qui veulent garder leur secret.
Il s'en va quand le jour paraît,
Et revient dans les couchants roses.
Il guérit des longues névroses,
De la rancune et du regret.
Le silence est l'âme des choses
Qui veulent garder leur secret.
À tous les parterres de roses
Il préfère un coin de forêt
Où la lune au rayon discret
Frémit dans les arbres moroses :
Le silence est l'âme des choses.
À Alphonse Daudet.
Des pêchers roses, tous en chœur
Embaument les vignes désertes ;
Le battoir fait son bruit claqueur
Au bord des mares découvertes,
Et la nuit perd de sa longueur.
Le vent qui n’a plus de rigueur
Éparpille en souffles alertes
La contagieuse langueur
Des pêchers roses.
L’Amour sourit, tendre et moqueur,
Car bientôt, dans les herbes vertes,
Œil mi-clos, lèvres entr’ouvertes,
Plus d’une aux bras de son vainqueur
Va commettre de tout son cœur
Des péchés roses.
La biche
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux :
Son petit faon délicieux
A disparu dans la nuit brune.
Pour raconter son infortune
A la forêt de ses aïeux,
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux.
Mais aucune réponse, aucune,
A ses longs appels anxieux !
Et le cou tendu vers les cieux,
Folle d'amour et de rancune,
La biche brame au clair de lune.
La conscience (Les Âmes) :
La Conscience voit dans nous
Comme le chat dans les ténèbres.
Tous ! les obscurs et les célèbres,
L’impie et le moine à genoux,
Nous cachons en vain nos dessous
À ses regards froids et funèbres !
La Conscience voit dans nous
Comme le chat dans les ténèbres.
Tant que l’Esprit n’est pas dissous,
Et que le sang bat les vertèbres,
Elle déchiffre nos Algèbres,
Et plonge au fond de nos remous.
La Conscience voit dans nous ! —
LA VOIX DU VENT
Les nuits d'hiver quand le vent pleure,
Se plaint, hurle, siffle et vagit,
On ne sait quel drame surgit
Dans l'homme ainsi qu'en la demeure.
Sa grande musique mineure
Qui, tour à tour, grince et mugit,
Sur toute la pensée agit
Comme une voix intérieure.
Ces cris, cette clameur immense,
Chantent la rage, la démence,
La peur, le crime, le remord...
Et, voluptueux et funèbres,
Accompagnent dans les ténèbres
Les râles d'amour et de mort.
JOURNÉE DE PRINTEMPS
Ici, le rocher, l'arbre et l'eau
Font pour mon oeil ce qu'il convoite.
Tout ce qui luit, tremble ou miroite,
Forme un miraculeux tableau.
Sur le murmure qui se ouate
Le rossignol file un solo :
L'écorce blanche du bouleau
Met du mystique dans l'air moite.
A la fois légère et touffue
La lumière danse à ma vue
Derrière l'écran du zéphyr ;
Je m'attarde, et le soir achève
Avec de l'ombre et du soupir
La félicité de mon rêve.
À la longue, je suis devenu bien morose :
Mon rêve s'est éteint, mon rire s'est usé.
Amour et Gloire ont fui comme un parfum de rose ;
Rien ne fascine plus mon cœur désabusé.
Il me reste pourtant un ange de chlorose,
Enfant pâle qui veille et cherche à m'apaiser ;
Sorte de lys humain que la tristesse arrose
Et qui suspend son âme aux ailes du baiser.
Religieux fantôme aux charmes narcotiques !
Un fluide câlin sort de ses doigts mystiques ;
Le rythme de son pas est plein de nonchaloir.
La pitié de son geste émeut ma solitude ;
À toute heure, sa voix infiltreuse d'espoir
Chuchote un mot tranquille à mon inquiétude.