J'aperçois un musicien. Un étui repose à ses pieds. J'ai l'impression de l'avoir déjà vu quelque part, peut-être lors d'un autre départ dans une autre vie. Il est assis dans son fauteuil en similicuir stigmatisé d'une longue cicatrice. Son saxophone brille comme un bijou au soleil. Il étudie l'instrument un instant, caresse la paroi de laiton, pianote sur les clefs puis lentement accroche le saxophone au cordon qui lui entoure le cou. Les yeux à moitiés fermés, il porte le bec du saxophone à ses lèvres. Il prend une grande respiration, son torse se bombe, il attend un instant puis souffle doucement dans l'instrument. Les premières notes qui s'élèvent dans l'air sont grêles, désaccordées. Les notes se multiplient et commencent à cascader dans le désordre. Finalement, une plainte déchirante remonte le long de l'instrument avant de se répandre comme une nappe dans les couloirs de l'aéroport.
Je me suis arrêtée à quelques métros de lui, fascinée. La plainte est devenue un air si triste, un air si doux que j'en ai les jambes coupées. Je me laisse tomber sur un banc. Il continue à jouer comme s'il n'y avait personne autour de lui, comme si l'aéroport était une scène sans plancher dans un théâtre sans public. Un homme qui passe lance une pièce de monnaie qui retombe sans bruit dans l'étui ouvert à ses pieds. Le saxophoniste ne le remarque pas et continue à jouer de plus en plus fort pour couvrir les voix qui annoncent sur un ton monocorde les départs, les arrivés, les écrasements, les explosions, les retards.
Je suis toujours assise sur le banc en face de lui. Je me sens tout à coup très lourde. Juchée devant moi, la grosse horloge marque la mesure de ses longs doigts noirs. Dernier appel pour le vol à destination de Miami. Le musicien n'entend rien. Il continue à jouer cet air envoûtant, cet air obstiné qui me donne envie de rester à ses côtés pour la vie. Et c'est probablement ce que j'aurais fait, n'eût été mon besoin maladif de traverser la frontière et d'oublier toute cette histoire qui m'a poussée par un samedi matin de la fin de l'hiver, à fuir mes responsabilités et à décevoir mon futur ex-mari.
Il y a des gestes que l'on pose comme cela. Des gestes sans appel, sans rémission. J'ai abandonné le musicien à sa musique. J'ai entendu sa plainte jusqu'au contrôle de sécurité.
Il faut parfois se rendre au bord du précipice pour comprendre à quel point on n'a plus envie de sauter.
Comme modèle d'affranchissement et d'accomplissement personnel, ma mère était LA référence. C,est pour le reste qu,elle laissait à désirer. pour la vie normale, la domesticité, le quotidien et son ronron d'une platitude certes abyssale, mais ô combien apaisante. ( p.55)
...S'en détacher était nettement plus pratique et avait l,avantage de me prémunir contre la carence affective. (p.67)
Leur union m,ayant formée et façonnée, leur désunion ne pouvait que me fracturer et me fragmenter. (p. 129)
A quatorze ans, l,amour est une abstraction, l'amitié, une réalité rassurante. (p 219)