Déconstruire le récit dominant n'est pas une mince affaire. le chemin est encore long pour rendre compte de la complexité des expériences vécues. Plus que jamais, ces voix sont essentielles. Des femmes marginalisées issues des communautés autochtones aux femmes noires dont les corps sont sexualisés, il y a une histoire commune qui ne raconte pas autre chose que le pouvoir ascendant de la masculinité. Ces trois formidables autrices nous disent combien, ici et ailleurs, l'espace littéraire est un lieu idéal où faire vibrer ces voix.
Nicole Dennis-Benn, Emma Cline et Terese Marie Mailhot
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Il pointe du doigt le soleil qui se lève, semblable à un jaune d'oeuf tout frais.
-- Vous êtes comédien?
-- En quelque sorte. Dans la vie, on fait que jouer la comédie, pas vrai?
Je crois pas qu'on puisse parler de destin quand on a encore le contrôle de sa vie.
Manhattan apparaît plus nettement autour d'elle, avec ses immenses gratte-ciel aux sinistres façades géométriques; ses larges chaussées sur lesquelles les taxis filent vers une ligne d'arrivée invisible; ses échafaudages et ses grues semblables à des ailes de chauves-souris tendues vers un morceau de ciel bleu; ses odeurs d'égouts et d'urine chaude répandues par la vapeur jaillissant du sous-sol, pareille au souffle d'un dragon; sa cacophonie de langues étrangères, digne de la tour de Babel, exaspérante quand elle s'unit au hurlement des klaxons, au crissement des pneus, au son aigu des sirènes.
N'oublie jamais que ta vie compte.
Patsy enfile toujours ses vêtements dans le noir, car elle évite de se regarder dans les miroirs, généralement mécontente de ce qu'elle y aperçoit : un visage rond et plat ordinaire, un nez large, des lèvres pleines et boudeuses qui lui donnent l'air d'un enfant déçu d'avoir perdu son jouet préféré, malgré les fossettes qui creusent en permanence ses joues.
A sept heures, la chaleur a déjà presque atteint son pic et l'air est empli de l'odeur des mangues Julie et des vers de terre écrasés -- victimes de l'averse de la veille au soir.
Quand elle vit Margot sourire ce jour-là, elle éprouva l'envie d'étouffer ce qu'elle voyait dans les yeux de sa fille : une étincelle qui brillait comme ce soleil infernal que Delores rêvait d'arracher au ciel.
C'est donc à ça que se résume la vie : à une série de choix. Mais quand Patsy a-t-elle eu le droit de choisir ? Jamais. On ne lui a pas demandé son avis la première fois qu'on lui a écarté les jambes ; on ne l'a pas autorisée à se débarrasser du poids qu'elle a ensuite dû porter pendant neuf mois ; elle n'a jamais eu le droit de regarder une femme, ni de se laisser porter par ses sentiments, sans que cette histoire se termine dans un bain de sang rouge vif et que des éclats de verre restent à jamais fichés dans son cœur. Et aujourd'hui ? Aujourd'hui, elle ne restera en vie que si elle accepte de renoncer définitivement à choisir.
_ Mais qu'est ce que j'ai fait de mal ?
[...]
Rien, petite. C'est pas toi qui a fait du tort.
_ Alors pourquoi maman m'a abandonné ? Pourquoi tu m'envoies habiter ailleurs?
La grand mère rejoint sa petite fille, l'air toujours peiné. "Tu vois, le sel de ces larmes vaut pas grand chose à côté des sous que ta mère va gagner en Amérique, dit-elle d'une voix où monte la colère. Tu dois comprendre que désormais, elle fait seulement ce qu'il y a de mieux pou toi. Je sais bien que les sous, c'est la cause de tous les maux. Mais parfois, y rendent les choses plus faciles.
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