"Il est admis que le malheur plus que toute autre chose nous rapproche d'autrui et qu'il est source de compassion."
"Les grands récits et les grands hommes jamais ne se répandent, mais à l'image de l'océan, ils s'étendent et toujours se répètent et roulent et font des vagues."
(extrait de la postface de Xavier Bachelot)
Après quelques heures de chagrin inutile et de langueur, je commence à repenser à l'accident. J'essaie de comprendre par quelle destinée inexplicable, ou par quel dessein (ce que je ne peux déterminer au premier abord), cette attaque soudaine et presque mortelle a pu être faite par un animal que personne jusqu'à présent n'a suspecté d'être capable de violence préméditée, et dont l'insensibilité et l'inoffensivité sont proverbiales. Tout me porte à la conclusion que tout sauf le hasard a causé cet enchaînement. Il nous a attaqué par deux fois en peu de temps, selon des trajectoires calculées pour nous causer le plus de dégâts possibles. Pour réussir son coup, il a combiné sa vitesse avec celle du bateau, et a fait exactement ce qui était nécessaire pour avoir le plus d'efficacité possible. Son aspect était terrible et montrait son ressentiment et sa fureur. Il arrivait directement du banc dans lequel nous étions entrés, et dans lequel nous avions tué trois de ses compagnons, comme s’il était enragé d'un désir de vengeance devant leurs souffrances.
L'impression d'un acte intentionnel et prémédité de la part de la baleine, m'incite aujourd'hui à penser que mon jugement d'alors n'est pas erroné .
Il s'agit certainement,et quelque soit l'angle sous lequel on l'aborde, d'un évènement totalement insensé , le plus extraordinaire sans doute jamais rapporté dans les anales de la pèche .
Boire de l'eau de mer ou en garder en bouche sont des expédients essayés chaque fois en vain pour lutter contre la soif maladive. Ce faisant, elle devient telle qu'on en vient désespérément à avaler sa propre urine - en vain. Nos souffrances, pendant ces jours de calme, sont au-delà de tout ce qui peut être imaginé. Les rayons brûlants du soleil nous tombent dessus à un point tel qu'ils nous obligent à sauter dans l'eau pour rafraîchir nos corps faibles et défaillants. Ceci nous apporte cependant un soulagement et nous permet de faire une découverte d'une grande importance. Le premier d'entre nous dans l'eau a découvert que les coques de nos bateaux sont recouvertes d'une espèce de petits coquillages qui se révèlent, après les avoir goûtés, une nourriture délicieuse et agréable. Dès qu'il nous en fait part, nous commençons à les arracher et à les manger comme une bande de gloutons.
Notre état permanent d'angoisse pendant la nuit nous empêche de dormir. Bien que le naufrage date de bientôt deux jours, mon cerveau manifeste la plus extrême répugnance à l'admettre. Je gis au fond du bateau et réfléchis sans cesse. J'offre mes prières silencieuses à ce Dieu de miséricorde, pour la protection qu'il nous octroie alors que nous en avons tellement besoin. Parfois une lueur d'espoir me parvient. Alors, le sentiment d'une telle dépendance, si totalement soumise au seul hasard d'être aidé et secouru, la chasse de mon esprit. L'épave - la mystérieuse et brutale attaque de la baleine - l'accablement et le naufrage soudain du vaisseau - notre évasion de celui-ci - tout ceci va et vient sans réponses dans ma mémoire. Épuise par les efforts du corps et de l'esprit, je m'endors pendant une heure vers le matin.
... j'ai instinctivement ordonné au garçon à la barre de mettre "à bâbord toutes", dans le but de prendre le large et de l'éviter.
J'avais à peine prononcé ces mots que le cachalot est revenu vers nous à pleine vitesse, et, qu'il a frappé le navire avec sa tête, juste devant les porte-haubans de misaine; le coup fût si fort qu'il nous jeta presque à terre. Le bateau s'est alors élevé avec tant de soudaineté et de violence que s'il avait heurté un rocher, et il a tremblé comme une feuille pendant plusieurs secondes.
Nous nous nous sommes regardés les uns les autres, totalement stupéfaits, et presque incapables de prononcer un mot. Plusieurs minutes se sont écoulées avant que nous puissions donner toute sa mesure à ce terrible accidents.
On ne saurait se faire une idée de l'étendue de douleur et de supplice que l'esprit humain est à même d'endurer quand il se trouve aux prises avec les angoisses liées à sa survie, ni des tiraillements et des faiblesses que le corps est capable de supporter tant que nous n'y avons pas été confrontés.
Il est admis que le malheur plus que toute autre chose nous rapproche d'autrui et qu'il est source de compassion.
Il est admis que le malheur plus que toute autre chose nous rapproche d’autrui et qu’il est source de compassion.