Citations de Philippe Hayat (75)
À la bibliothèque, il avait découvert l'histoire de ces fils d'esclaves, fous de musique. Ce qu'ils cherchaient dans leur blues, il le cherchait aussi. Comme eux, il se débattait dans un monde qui se refusait à lui, il se heurtait à sa violence, alors il fallait le réinventer, le secouer dans un rythme effréné, briser les mélodies convenues, improviser et jouer, jouer jusqu'à rendre cette vie fréquentable.
Parfois, pour exister, il faut accepter de faire souffrir ceux qu'on aime.
Le diplôme, lui disait sa mère, c'était une assurance sur l'avenir, une richesse transportable au gré des vents mauvais.
J'étais étudiante à Columbia, Noire parmi les plus prometteurs des enfants blancs. Je m'asseyais dans leurs salles de classe, je parcourais leurs couloirs, je discutais avec leurs professeurs... Mes diplômes, peut-être, feraient oublier la couleur de ma peau. Me montrer nue à des étrangers, c'était le prix à payer.
Alors, il fit jaillir de son cornet quelque chose d'étourdissant. Cette ambiance d'apocalypse l'inspirait, ce public qui le réclamait l'enflammait. Il lui servit son meilleur jazz, le seul, l'original, celui des pères fondateurs de la Nouvelle-Orléans qui éclaboussait toutes les villes d'Amérique, ce jazz qui, dans la désolation et la profondeur des ténèbres, savait faire naître un espoir, une lueur, un brin d'insouciance.
On nous surnomme les soldats du swing. Tu verrais, maman… Le jazz est devenu l’hymne des Alliés. D’ailleurs, les nazis le détestent.
- Nos soirs ensemble entre les concerts, je les comptais. Notre lit, je l’ai partagé avec la musique. Nos seuls enfants, ces sont tes disques. Tu as raison, comment j’ai fait pour te supporter pendant soixante-dix ans !
Weill annonce que la mobilisation des camarades français a déjà commencé. Cette semaine, ils étaient cent mille sur les Grands Boulevards.Devant Jaurès, les canons se tairont. Dans l'inquiétude qui se propage, dans l'énervement qui gagne, lui seul ressent la volonté des foules :
_ Le péril est grand mais pas invincible. C'est à l'intelligence du peuple que nous devons faire appel pour écarter de la race humaine l'horreur de la guerre.
Jeanne veut imprimer ces visages dans sa mémoire avant qu'ils ne se volatilisent.
De temps en temps, l'un d'eux se lève. La peur, c'est le bruit des sanglots étouffés. Celui des intestins qui se vident de l'autre côté du mur, voilà les héros de cette guerre, des pue-la-merde magnifiques. Ils ne crient pas « Vive la France ! » en s'élançant, mais sont terrifiés. Ils ont peur, l'ennemi a peur, la peur les lie davantage à ceux d'en face qu'à ceux de l'arrière.
Alors, il fit jaillir de son cornet quelque chose d’étourdissant. Cette ambiance d’apocalypse l’inspirait, ce public qui le réclamait l’enflammait. Il lui servit son meilleur jazz, le seul, l’original, celui des pères fondateurs de La Nouvelle-Orléans qui éclaboussait toutes les villes d’Amérique, ce jazz qui, dans la désolation et la profondeur des ténèbres, savait faire naître un espoir, une lueur, un brin d’insouciance.
Le bac, c’était le rêve jamais atteint des générations précédentes, le fruit d’un labeur acharné, de privations pour le moindre livre, le fol espoir des prières murmurées. C’était une terre promise après des siècles d’esclavage, lorsque, la France encore absente, les Juifs courbaient l’échine sous les impôts arabes, les lois arbitraires et les coups de bâton, portant une calotte distinctive comme d’autres en Europe, avaient-ils lu, portaient l’étoile jaune.
Les Blancs lui interdisaient les orchestres noirs, les Noirs se méfiaient du jazz blanc, il tremblait de froid devant les portes closes. Autour de lui se dressaient les tours du quartier des affaires, allumées la nuit comme pour rappeler la puissance de l’Amérique et la place de chacun.
... Tu m'enseignais qu'un livre valait dix vies
Que rien n'arrive qu'un poète n'ait d'abord imaginé.
L'enfant de la cabane
Je crains de ne plus l'entendre jamais »
Les musulmans se joignirent aux prières. Leur histoire ne s’écrivait ni en Palestine ni dans le Coran, mais au jour le jour, dans l’effort et la douleur partagés avec leurs voisins juifs, leurs frères de misère.
Vitalie se dresse devant son époux, la voix ferme, le regard clair et dur comme l'acier après la trempe. Jeanne ne l'a jamais vue ainsi.
_ Faire son devoir comme fournisseur d'obus, n'est-ce pas un cas de force majeure ?
_ L'usine n'a pas besoin de lui.
_ Fulbert, regardez-moi. Je vous ai surpris à l'église. Vous pleuriez. Sans larmes, et Dieu seul sait si vous en verserez un jour, mais vous pleuriez. Je vous connais trop bien, mon ami. Maintenant, rendez-moi mon fils.
_ Les femmes ne savent que geindre...Il fera son devoir comme je l'aurais fait à son âge. C'est une question d'honneur.
_Je veux bien mourir de déshonneur pour qu'il revienne. Je n'ai jamais rien demandé. Aujourd'hui, je me jette à vos pieds.
Personne ne savait ce que l'autre allait jouer. Les garçons se guettaient comme des courtisans autour de la même femme. Darius voulait son chorus, le plus long possible, il fallait s'imposer même dans ce jazz qui n'était que partage.
Ce musicien m’enveloppait de ses notes, légères comme des volutes de fumée, caresses aussitôt évanouies. Invisible, je le sentais tout proche. Il jouait et sa musique habillait les murs d’un rideau de velours.
Autour de lui, les balles frappaient les jambes, les poitrines et les casques. Cueillis par les batteries antiaériennes, les parachutistes tombaient au sol comme des sacs de marchandises. Les morts jonchaient la plage.
Jeanne lisait ses Cahiers, et sous sa plume, les phrases chantaient. Lorsqu'une injustice l'obsédait, il la frottait aux mots jusqu'à l'usure, alors pointaitt une lueur qui rendait le monde intelligible. Une balle en plein front, précise le capitaine, mais celle-là a frappé un poète. Elle a brûlé bibliothèque, des milliers de strophes à venir. Jeanne admirait Péguy pour son entreprise sublime de libérer l'individu, de l'augmenter. Elle l'aimait parce qu'il s'épuisait à tracer les contours d'une cité harmonieuse et parlait à son cœur.
À l'arrière, il faut qu'ils sachent, eux qui ne font la guerre qu'avec des mots, des mots romantiques auxquelles le dictionnaire donne le plus de prix, « patriotisme », « sacrifice », « héroïsme », ces mots qu'ils utiliseront pour sanctifier les morts et qui auront précipité leur anéantissement.