Révolutionnaire au quartier latin à la fin des années soixante, guérillero à Cuba et au Venezuela, gangster, ami de truands, coqueluche des intellectuels de gauche, figure des boites de nuit parisiennes, Pierre Goldman est presque l’antithèse de son frère cadet.
En avril 1970, il est accusé du meurtre de deux pharmaciennes lors d’un hold-up à Paris. Le gauchiste romantique devient meurtrier de deux femmes pour de l’argent. Étrange revirement. D’ailleurs, une bonne partie de la gauche n’y croit pas. Et pour cause : Pierre Goldman est innocent. Il sera pourtant condamné à perpétuité puis acquitté et libéré plus tard, après avoir rédigé ce livre. (Pour info : sa liberté sera de courte durée. Pierre Goldman aura une mort à la hauteur du mythe qu’il s’est forgé). « Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France » est un témoignage d’abord, puis une profonde analyse. C’est un livre écrit en prison pour sa défense dans l’affaire pour laquelle il a été condamné à tort à la prison à perpétuité. Sans pathos aucun, c’est un écrit digne, froid, enchaînant faits bruts et analyses méthodiques des raisons pour lesquelles il fut d’abord accusé puis condamné.
La première partie du livre est une sorte d’autobiographie. Homme énigmatique, fort intelligent et dévoué à ses idées, Pierre Goldman est sans attaches environ. Il a pourtant un père, une voire deux mères, des frères, des amantes de passage, mais rien d’assez solide pour le faire dévier de ses buts. C’est un militant communiste, un vrai, un antifasciste, de ceux qui prennent les armes et renoncent au confort pour embarquer seuls sur un paquebot en partance pour Cuba. L’histoire de ses parents est une sorte d’obsession pour lui. Il se sent même coupable de n’avoir pu, à cause de son jeune âge, porter les armes durant la résistance. C’est un homme entier, fasciné par la lutte et par l’exemple parental. N’importe si on ne partage pas ses convictions, il reste cette ferveur indéniable, ce sain élan, cette sorte de sacrifice qui au fond n’en n’est pas un. Pour lui, être quelqu’un c’est se battre, c’est envisager une guérilla urbaine dans Paris, c’est la révolution. Le reste n’est que pose bourgeoise, confort bête, désœuvrement. C’est dans son sang juif : son père fut résistant, et pas un résistant de la dernière heure. Un vrai résistant qui a risqué sa vie au surplus d’accumuler les périls : juif et communiste, ainsi que sa mère. Ils l’ont d’ailleurs eu dans une période où « il ne fallait pas faire d’enfant ». Goldman est un enfant mort-né ou tout comme. Dès sa naissance pendant l’occupation, il fut comme traqué et menacé de mort. Goldman adulte m’est cependant attachant, ou plutôt fascinant. Élevé dans une bonne famille juive apte à lui offrir des études supérieures et doté d’une belle intelligence, il choisit pourtant un autre chemin. L’extrême gauche l’attire suprêmement, voilà. Sa vie ne lui est rien, ou si peu, par contraste avec la cause. La vie lui est tellement dérisoire qu’il joue la sienne au poker pratiquement, ou à la roulette russe, qu’il finit par commettre des braquages comme ça, pour rien : ni pour la cause ni à cause d’un réel manque d’argent. Il joue, c’est tout. Il vole pour le plaisir environ, et parce qu’il hait les bourgeois. Il ira aussi attaquer Lacan à son cabinet, et puis renoncera quand il sera face à lui : il l’admire. On ne braque pas une arme sur un homme admirable. Goldman a ses propres principes : il renonce aussi à voler une crémerie artisanale. C’est également un jeune homme brillant. Séduisant et cultivé, un peu bagarreur dans l’âme et excellent orateur, fort charismatique, Goldman est un leader, l’un des principaux dirigeants de la lutte antifasciste de la fin des années 60. Refusant de faire son service militaire, il part à l’étranger clandestinement, en déserteur, mais pas par lâcheté : il va rejoindre un groupe révolutionnaire pour combattre en Amérique latine. Lorsqu’il revient à Paris, il s’amuse de petits braquages.
Et puis il y a l’affaire du boulevard Richard Lenoir pour laquelle on l’arrête. Il n’y était pourtant pas, n’a jamais tué quelqu’un. On l’accuse formellement pourtant. On le reconnaît même. Les témoins le jureraient.
La seconde partie raconte l’arrestation, l’instruction, et c’est le début d’une avalanche de mauvaise foi qu’il énumère froidement, d’hypocrisie humaine et de manque cruel de professionnalisme de la part de tous les acteurs d’une arrestation et d’un procès. Goldman est innocent, il le sait. Il est pris dans les filets de la machine judiciaire, victime de la somme des manques de rigueur de tous les acteurs de l’instruction et du procès, ou peut-être de leur excès de zèle : il est le coupable idéal, c’est tout. N’importe qu’il soit innocent : il est juif, déserteur, guérillero, braqueur et communiste. Cela suffit à faire de lui un meurtrier. Aussi, c’est avec une étrange curiosité qu’il lit et écoute les témoignages de ceux qui prétendent l’avoir reconnu le soir du double meurtre. Sans haine pourtant, mais avec hauteur. En première ligne, Quinet, jeune gardien de la paix, qui est entré dans la pharmacie tel un chérif, selon ses dires. Seulement, des témoins prétendent que non, que l’assassin est sorti avant qu’il ne puisse entrer. Ce cher monsieur aurait vu l’assassin en pleine lumière, il lui court après ensuite, le rattrape sur un terre-plein. Le gardien de la paix se fait tirer dessus à bout portant par le meurtrier. Il dira « je suis foutu », puis « c’est un mulâtre qui a fait le coup ». Propos qu’il niera ensuite en « reconnaissant » Goldman comme l’assassin. Ainsi que tous les autres témoins. Et voilà ce que j’admire : alors qu’il est incarcéré, innocent, jugé et condamné, qu’il a le soutien de la presse et des intellectuels de gauche, il lui aurait été facile de tomber dans un pathos pitoyable, d’évoquer une incarcération aussi rude qu’injuste, de gueuler toute son indignation. C’eût d’ailleurs été un moyen efficace. Lâche, indigne, mais efficace. Goldman ne le fait pas. C’est avec un froid détachement qu’il évoque sa non culpabilité, et c’est avec philosophie qu’il parle de sa détention. Il y a, après tout, passé sa licence de philosophie. Il aime assez la solitude que lui procure la prison. Il peut lire, écrire et même y enseigner. Seulement, il n’a pas tué. Il n’a jamais tué, voilà pourquoi il écrit : pour un rétablissement de la vérité tout autant que pour pointer du doigt le piètre travail des enquêteurs, les approximations et mensonges des témoins, la bêtise des jurés qui se sont laissés influencer, pour tenter d’expliquer la plausibilité psychologique qui conduit un individu à travestir une réalité, toute une machine judiciaire infernale et bête. Il n’était pas ce soir-là dans cette pharmacie, pas plus qu’il n’a une fois dans sa vie tiré sur un homme. Et pourtant c’est à lui d’en apporter les preuves, ce qu’il va faire de manière méthodique et consciencieuse, sans affect et à la manière d’un scientifique tout à fait détaché. Jamais non plus il ne donne le nom de l’indicateur qui l’a dénoncé à tort. Il le connaît pourtant, il sait qu’il l’a fait. Il ne le citera pas : question d’honneur. D’ailleurs, pourquoi aurait-il besoin de le faire ? Dans un monde rationnel, dépourvu de préjugés et de passions, dans un monde où chacun ferait son travail méticuleusement, seule l’éclatante vérité triompherait. Goldman est à la fois un idéaliste et un grand lucide. Il voudrait que ce fût ainsi et sait pourtant que non, ou l’apprend à ses dépens.
Goldman, c’est aussi celui qui refuse que l’on politise son innocence. Il reçoit le soutien des juifs ainsi que des gens de gauche. S’il en est touché dans des moments de faiblesse, son esprit refuse catégoriquement que son nom entache l’une ou l’autre des communautés ou fasse figure de martyr. Vraiment, on peste, tout au long du livre, sur sa façon bornée et noble de refuser de l’aide. Il se tire une balle dans le pied, et par sa plus belle qualité : c’est par droiture et intégrité qu’il refuse, et aussi parce qu’il se sait innocent. Jusqu’au bout il pensera que la vérité finira par triompher, que le reste est une sorte de théâtre, de jeu de témoignages de soutiens, parfaitement inutile quand on est innocent. Grossière erreur : il a jugé son contemporain à l’aune de ce qu’il est lui. Il a cru que chacun donnait comme lui une valeur absolue à la vérité. Non, un procès est un théâtre, où la culpabilité ou l’innocence de l’accusé importent peu au fond. Ce qui compte, c’est le pathos, la mise en scène, les témoignages et tout ces rituels ridicules qui viennent se substituer aux faits bruts.
Le tout est très bien écrit, dans un beau style, plutôt froid et à la manière d’un rapport scientifique ou d’une thèse, sans lyrisme ni poésie. C’est à la fois une autobiographie et une analyse documentée, la démonstration argumentée d’une instruction et d’un procès mal menés. C’est un travail de vérité plutôt que de littérature, et pourtant c’est écrit avec une telle volonté d’exactitude que c’est sublime de froideur et d’implacabilité. Et je songe à plusieurs vrais écrivains qui pourraient écrire ce genre de livre s’il leur arrivait la même mésaventure. Eux aussi se tireraient probablement la même balle dans le pieds en restant intègres, incapables de faire pleurer à dessein de s’attirer des sympathies, trop résolus à rester eux-mêmes quoi qu’il en coûte, trop dignes et assurés de leur bon droit, qui, dans une société idéale, devrait suffire à les disculper.
Ah ! Devrais-je parler du frère cadet, que j’admire infiniment ? Goldman en parle succinctement et une seule fois dans le livre, évoquant après son retour du Venezuela ses deux jeunes frère devenus des étudiants chevelus et passionnés de Rock. Jean-Jacques, lui, ne s’est jamais exprimé au sujet de son frère. On peut même imaginer que ce drame familial l’a tout à fait convaincu de se méfier de la presse, de toujours s’en tenir à l’écart. On saura juste que le titre « Puisque tu pars » est une sorte d’hommage à ce frère abattu à sa sortie de prison.
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