Citations de Rosa Ventrella (107)
Quand je me concentrais sur sa voix, de l’autre côté du temps, le rythme de mon cœur ralentissait et chaque chose semblait prête à retrouver sa place. Mon sang se remit à couler dans mes veines. Il était vivant. Moi aussi j’étais vivante.
A cet instant précis il me sembla que juste là, dans le mal informe des murmures, des secrets et de la haine, naissait la ligne secrète, l’harmonie, la réponse à tout, le miracle d’une mère qui parmi mille gestes possibles choisit celui-ci et pas un autre, tendre et léger et nécessaire, en mesure d’expliquer l’inexplicable.
En ces jours de deuil, mon père avait perdu la beauté qui rendait sa peau lisse et faisait pétiller ses yeux. Son regard maussade et éteint évoquait celui de papi. Comme si tous les deux, en vieillissant, s’étaient réduits à l’essentiel.
Je suis l’écho d’un son lointain qui me ramène aux terres de mon enfance.
La laideur et la douleur étaient partout autour de moi. Je les retrouvais dans les recommandations des voisines : "ne t'approche pas de la mer quand elle est agitée, sinon elle va t'avaler." "Mange tes légumes sinon tu auras le scorbut et tu mourras" ; de mamie Antonietta : "fais ta prière du soir ou tu iras en enfer". "Ne dis pas de mensonges, sinon tu resteras naine"; de ma mère ; "si tu as de mauvaises pensées, Jésus te coupera la langue avant que tu t'en serves pour dire des cochonneries".
— C’est comme ça, Mari’, si tu lances un caillou à la mer tu le vois pas. Mais tous ensemble, au fond, regarde comme ils sont beaux, regarde comme ils brillent. Nous aussi, Mari’, on est comme les cailloux dans la mer. On brille que quand on est les uns avec les autres.
Faisait-il lui aussi partie de cet engrenage incontrôlable dans lequel nous allions tous finir ? Celui dans lequel la violence était juste, légitime et même héroïque.
Moi, ce qui m'affectait, c'était sa laideur. A cette époque, je considérais que ce qui était moche dehors l'était aussi dedans, mais surtout je craignais que ce ne soit infecté, fétide, pestilentiel, que la laideur soit une maladie contagieuse, capable de contaminer même les chiens.
Depuis un moment, Michele et moi rentrions ensemble de l’école. Je parlais de mon père, lui du sien. Nous découvrîmes que certaines anecdotes, une fois adoucies par le temps, pouvaient se révéler amusantes. Par exemple, je lui révélai que papa avait giflé maman parce qu’elle s’était fait faire une permanente par la mère d’Angelina : il soutenait que ses cheveux étaient beaux au naturel et qu’elle n’aurait pas dû les abimer avec ces cochonneries chimiques qui risquaient de la faire devenir chauve.
La vie nous avait transformés, à la fois endurcis et fragilisés, mais l'avenir nous attendait peut-être encore pour nous offrir une maison, une école , un coeur, une rose, un jardin d'hiver, un enfant qui nage dans l'eau claire. La beauté et la cruauté du monde. Tout.
Cette dernière affirmation m'effraya, mais je ne lui dis rien, cette fois non plus. J'entremêlai plus fort mes doigts avec les siens, signe d'une complicité qui remplaçait les mots.
Elle lui prépara un bain chaud dans la bassine du linge; maigre comme il était, en se recroquevillant il y tiendrait tout entier. Je me le rappelais grand et fort, il n'était plus qu'un tas d'os épuisé.
Maman se leva d'un bond et s'éclaircit la voix. Je l'avais toujours vue forte, mais à ce moment-là je l'imaginai comme Ninetta, ma poupée de chiffons. Elle allait se laisser froisser, contorsionner, tordre de tous les côtés.
Tâches, missions, utilité, service. Sentir que l’on fait partie d’un engrenage plus grand que soi. N’est-ce pas de cela que nous avons tous besoin ? Sentir que l’on fait partie de quelque chose ? Reliés à un fil tordu, fragile et pourtant précieux ?
Je m’attardais sur cette pensée : la nature dans son cercle perpétuel de vie et de mort, de sacrifiés et de survivants, était d’une cruauté effrayante. Nous nous entourons chaque jour de choses qui nous semblent nécessaires mais qui nous échappent, nous aimons des personnes qui ne sont pas éternelles, qui entrent dans nos vies et en sortent. Le tumulte opaque des gens qui étaient là aujourd’hui - mais demain, qui pouvait le savoir ? - m’angoissait, me rongeait comme un ver.
– Ne t’inquiète pas Rosa. S’il t’aime il ne se laissera pas impressionner par les discours de papa, m’as-tu dit.
T’en souviens-tu maman ? Moi, très bien, de même que de la douceur de ta main qui me caressait les cheveux d’un geste prudent et léger ; peut-être avais-tu peur que je te repousse. Tu parlais toujours avec une émotion qui te ramenait aux mêmes sujets : le mauvais caractère de papa, » Il est comme ça on y peut rien », le sort inéluctable du quartier, « C’est comme ça, on ne peut pas le changer « . Tu tressais les fils de notre destin dans un mouvement circulaire auquel on n’échappait jamais
Il s’est bien habillé pour l’occasion il a plaqué ses cheveux en arrière pour dégager son front large et il porte un parfum agréable, nouveau. Moi aussi, j’ai fait un effort, j’ai sorti une vieille robe à fleurs qui me serre un peu, je me suis coiffée et j’ai mis des chaussures neuves. Sans véritable raison, en réalité. Peut-être que les amours terminées méritent encore une belle tenue.
Par moments, je me disais que maman avait deux vies, l'une réelle et l'autre en suspens, piégée dans la dimension du rêve, qui arrangeait tout, puis s'enrayait, et alors la boue du quotidien reprenait le dessus.
C'était comme ça dans le quartier. On se sentait observés, envahis. Le destin de chacun concernait tout le monde.
Tous mes efforts pour me tourner vers l'avenir me projettent avec force dans le passé.