Avec "Café Europa", l'écrivain, poète et photographe Serge Delaive nous livre un roman-monde, c'est-à-dire non seulement un roman qui parcourt le monde sur les traces de Lunus (le double rêvé de l'écrivain), mais aussi un roman qui ouvre un monde littéraire, celui de ce roman lui-même, dense, touffu, original et lumineux, construit et déconstruit, et celui d'une oeuvre passionnante.
Reste à combler les vides entre les lignes. Illustrer des moments de cette paléographie dérisoire mais sincère. Des photos. Elles complèteront peut-être le propos, éprouveront une densité qui échappe aux mots, surprendront quelques fragments d'indicible. La démarche du crabe. Témoignages figés, univoques du point de vue sensoriel, de ce qui a pourtant eu lieu. Questions rabâchées : où s'en vont les moments que nous avons vécus ? En quoi se transforment-ils ? Pourquoi tenons-nous tant à en garder trace ? Quelle est la signification de l'écartèlement que nous imposons aux courbes du temps et la lumière, à ce que notre esprit touche aux confins du présent, les étendues perdues que nous nommons passé ?
« À la fin des années 1960, les enfants Coréens représentaient le meilleur rapport qualité prix sur le marché, ils étaient vite « servis » et culturellement acceptables en Occident. Alors ils ont été livrés en masse. » (p. 42)
Le voyage comme leurre, déplacement provisoire vers d'autres sédentarités, vérification de l'inexprimable, confrontation de notre imaginaire aux réalités que nous postulons.
Le voyage. Se retrouver dans un pays dont on ne pratique ni la langue, ni l'alphabet et se laisser aller dans la musique des sons humains.
Organisée en vue de l'intérêt général, la société se voit le plus souvent décrite comme un mode de vie propre à l'homme et à certains autres animaux. Elle serait divisée en classes hiérarchiques plus ou moins évidentes, plus ou moins compatibles, sources de tensions à l'origine de mouvements ascendants et descendants. Il s'agirait donc d'une simple addition, ou plutôt d'un plus petit dénominateur commun, une nodosité. Voire encore d'un modèle imposé par les plus forts aux plus faibles. Mais, représentée sous forme d'objet fractal, elle changerait radicalement de nature. Elle deviendrait le reflet protéiforme, fluctuant, de chacune des individualités qu'elle englobe. Une abstraction référentielle où se rejoignent les milliards de rêves et de cauchemars qui la peuplent, tous distincts mais interconnectés. Un train de nuages dans un ciel inimaginable. Cristallisant les différences quand nous nous éloignons, agrégeant les aspirations quand nous nous rejoignons.
Visites hebdomadaires à la maison pour dispenser des leçons de coréen à Sandra qui apprend sa langue maternelle, la première qu'elle ait entendue et déjà apprise, la première qu'elle ait oubliée et perdue -- comment peut-on être dépossédé de sa langue, devenir aphasique puis admettre malgré tout une nouvelle langue maternelle superposée à la précédente ? Quelle quantité de violence contenue dans cet arrachement silencieux, celui du Verbe après celui de la mère ? -- la langue qu'elle tente laborieusement de retrouver, une langue étrangère, résistante.
« Le voyage en tant que radicalité contradictoire : à la fois en apnée dans le monde et aux marges d’un monde inaccessible. À l’extérieur complètement, en absence, mais en même temps, tellement là. L’expérience de la solitude entre douleur et extase. Quand ouverture rime avec barrières infranchissables. Alors nous sommes tels qu’en nous-mêmes, notre identité et notre étrangeté confondues. » (p. 126)
L'éternel leurre avait fonctionné
et m'avait pris au piège
Les quatre directions indiquent
l'origine puisqu'elles poursuivent
la surface de la sphère en fuite
que la perspective écrase
Nul mouvement
en dehors de l'esprit
qui lui seul se meut
par delà les contraintes.
« Occidental en goguette, naïf, qui note au vol ce qu’il saisit à l’avant-plan d’un tableau dont la perspective atteint une profondeur inouïe. Mais le flâneur au sens baudelairien reconnecte ses neurones. Se dégage de la boue encombrante. » (p. 62)
La mousson renonce
à la terre ocre et détrempée
livrée désormais
au soleil carnivore
Les palmiers aréquiers
vigiles haut perchés
suent d'huile et du bétel
que l'on chiquera
en épiant les signes
avant-coureurs d'un
imminent typhon
qui trace déjà
larges gestes circulaires
en travers du ciel retiré
son lavis lourd et ses franges
aquatintes.