Il ne suffit pas de lire des livres pour devenir un membre de la famille des Sages. Il faut entrer réellement dans la Voie sacro-sainte menant à la vision des Purs êtres de Lumière.
Eprouver ce monde-ci comme monde de l'exil, c'est savoir que l'on vient d'ailleurs, d'un autre monde vers lequel il s'agit de retrouver le chemin. Pour se frayer cette voie, il faut aller à l'encontre des normes établies en ce monde, à l'usage de ceux qui s'y sont installés, pour avoir succombé au monde issu de l'"aile gauche", en oubliant qu'ils venaient d'ailleurs et comment y retourner.
Une Lumière advenante en même temps qu'une emprise imaginale. On a l'impression qu'elle empoigne la chevelure, qu'elle la tire avec force et lui impose une souffrance délicieuse. Une Lumière en même temps qu'une étreinte ; on a l'impression qu'elle est implantée dans le cerveau. Une Lumière qui illumine du fond de l'âme sur l'ensemble du pneuma psychique. Il semblerait alors que quelque chose est dans son corps comme dans une armure et peu s'en faut que le pneuma de la totalité du corps ne reçoive une forme lumineuse et c'est un état d'extrême douceur. Une Lumière qui commence dans l'impétuosité. A son commencement l'homme se figure que quelque chose s'écroule. Une Lumière advenante qui dépossède l'âme alors qu'elle s'élucide à elle-même comme suspendue et pure ; elle contemple à partir d'elle son arrachement hors des dimensions spatiales, bien que le possesseur de cette âme n'en ait pas eu connaissance avant cela. Une Lumière avec laquelle on se représente une pesanteur que le mystique est à peine capable de supporter. Une Lumière avec une puissance de mouvoir le corps, si bien que les jointures de ses membres en sont presque rompues
Quand j'étais un enfant, je jouais au bout du village, comme les enfants ont l'habitude de le faire. Un jour, je vis quelques enfants qui marchaient ensemble. Leur recueillement m'étonna. Je m'avançai vers eux et leur demandai: "Où allez-vous?" Ils me dirent: "Nous allons à l'école pour acquérir la Connaissance.- La Connaissance, demandai-je, qu'est-ce que c'est?- Pour quel but va-t-on à l'école?" Nous ne savons que répondre, me dirent-ils. C'est notre mâtre qu'il faut interroger." Ils dirent, et passèrent leur chemin.(...)
Mais après leur passage, voici que se leva en moi le désir de les retrouver.
Voyage terrestre ou voyage céleste? (...)
A un disciple lui disant: "J'ai parcouu une grande distance pour te rencontrer", le shaykh de répondre: "Il t'aurait suffi d'un seul pas, si tu t'étais mis en route depuis ton âme."
Éprouver ce monde-ci comme monde de l'exil, c'est savoir que l'on vient d'ailleurs, d'un autre monde vers lequel il s'agit de retrouver le chemin. Pour se frayer cette voie, il faut aller à l'encontre des normes établies en ce monde, à l'usage de ceux qui s'y sont installés, pour avoir succombé au monde issu de l'"aile gauche", en oubliant qu'ils venaient d'ailleurs et comment y retourner.
Prologue :
Au nom de Dieu le Miséricordieux, le Compatissant.
Il est glorieux, ô mon Dieu, de Te mémorer. Transcendante est Ta sanctitude (qods). Très haute est Ton approche. Ta gloire est au-dessus de toutes les gloires. Sublime est Ta grandeur. Que Ta bénédiction soit sur Tes Elus et sur ceux dont Tu as fait Tes Envoyés, sur tous en général et en particulier sur Mohammad l'Elu, l'Homme par excellence, l'intercesseur agréé au Jour du rassemblement du genre humain ; sur lui et sur eux tous, miséricorde et salut. Mets nous, par Ta lumière, au nombre des Triomphants. Fais que nous soyons des Mémorants (dhâkirûn) de Tes grâces intérieures, et des Reconnaissants de Tes bienfaits visibles.
De même que pour celui qui perçoit la Lumière immatérielle, l'acte de perception et l'objet perçu ne se comparent pas avec les trois homologues qui leur correspondent dans les êtres de Ténèbres, de même sa jouissance ne se compare pas avec les leurs et ne saurait même être conquise par ceux-ci en ce monde. Comment les comparer, étant donné que toute jouissance physique (barzakhîya) elle-même se produit grâce à quelque chose qui a la nature de la Lumière qui émane sur les barzakhs ? Si bien que même le plaisir sexuel est une émanation (rashh) des jouissances vraies.
Celui qui recherche ce plaisir ne désire pas le contact de l'inerte. Ou plutôt il ne désire qu'un écran (barzakhs ?) et une beauté dans laquelle il est un mélange lumineux (shawb nûrî). Enfin son plaisir est rendu complet par la chaleur, laquelle est un amant de la Lumière et l'un de ses causés, et par le mouvement, qui est aussi un amant de la Lumière et un de ses causés. Sa double puissance d'amour et de domination se met en mouvement, de sorte que le membre masculin (dhakar) veut s'emparer du partenaire féminin. Tombe alors du monde de la Lumière, sur le masculin, un amour s'accompagnant de force, et sur le féminin un amour s'accompagnant de douceur ; le rapport étant analogue au rapport entre la cause et le causé, comme on l'a exposé précédemment. Et chacun des deux veut ne faire qu'un avec son compagnon, afin que soit levé le voile du corps. Et cela, c'est, chez la Lumière-Espahbad, la recherche des jouissances du monde de la Lumière dans lequel il n'y a pas de voile.
H. Corbin fait l'hypothèse suivante : pour que la coupure galilléenne ait lieu, n'a-t-il pas fallu d'abord, en Occident, une autre coupure, dont Galilée, au fond, ne ferait rien d'autre qu'achever le programme ?
Cette rupture antérieure H. Corbin la découvre dans le triomphe (il dit « la crue ») de l’averroïsme. Lorsqu’Averroès rend inutiles les Âmes célestes ou le destin singulier des âmes terrestres, lorsqu’il prépare l’évanouissement des anges, du monde intermédiaire de l’Imagination, il rend possible un monde purement matériel, phénoménal, et renvoie le monde nouménal dans la pureté inconnaissable du suprasensible. Tout cela n’est chez lui qu’en puissance. Mais n’est-il pas vrai que la lecture averroïste d’Aristote, sa réfutation d’Avicenne, la solution qu’il propose au conflit de la foi et du savoir, et peut-être, surtout, la caricature que l’Occident en connaît sous le nom de « double vérité » sont nécessaires à l’aventure de la science moderne, au moins autant que le platonisme florentin ?
Si l’on admet cette hypothèse, l’avicennisme iranien, dont Sohravardî est le grand réformateur, apparaît comme l’élément de pensée dont la grande mutation commencée avec Averroès n’a cessé de nous éloigner. Il acquiert la dignité du grand Autre de notre culture moderne, de fondation refusée et oubliée. (Christian Jambet, p. 46)
L'école de Shoravardî s'est perpétuée en Iran jusqu'à nos jours. Sans recouvrir la totalité de la philosophie irano-islamique, elle a marqué celle-ci d'une empreinte qui lui donne son caractère propre dans le monde de l'Islam. En la prenant en charge à son tour, son interprète français reste fidèle à une admirative amitié de jeunesse pour le Shaykh al-Isrâq, mais c'est avec la conviction que le sens et la portée de cette philosophie débordent son cadre d'origine. Elle est une forme de l'aventure humaine, qu'il importe à l'homo viator de méditer spécialement de nos jours. Cette aventure, on en suivra le fil au cours des quinze traités du présent corpus.