Sophie Royer

Par une journée suffocante de vaisakha, fin avril ou peut-être début mai, un palanquin s'avance lentement sur la route de terre battue. Environné d'un nuage de poussière, le cortège semble perdu dans la vaste plaine qui se perd dans les contreforts de l'Himalaya. Les montagnes couronnées de neiges éternelles apparaissent bien lointaines vues d'ici, trop éloignées en tout cas pour écraser la plaine de leur hauteur souveraine. En regardant par temps clair vers le nord, on devine à peine les contours troubles et bleutés à l'horizon. Malgré la chaleur printanière déjà accablante, l'immensité du ciel et la végétation foisonnante sont autant d'invitations à imaginer tous les possibles.

Le concept de Dharma n'est pas nouveau. Il était déjà bien connu du brahmanisme, mais il se trouve ici fortement réaffirmé. En quelque sorte, le Dharma prolonge le rta védique : il désigne l'ordre du monde en chacune de ses manifestations; qu'il s'agisse du cosmos, des lois naturelles, de l'organisation des sociétés humaines ou des rites religieux. Sa racine dhri, "porter, tenir", indique que le Dharma organise et soutient tout, il est le garant de l'harmonie du monde. Ce concept est si profondément ancré dans la pensée indienne qu'il n'est pas resté l'apanage du brahmanisme et de son successeur, l'hindouisme. Puisque le Dharma équivaut à l'ordre, la règle, la loi, les bouddhistes n'ont pas hésité à utiliser à leur tour ce terme pour désigner la doctrine du Bouddha : la Bonne Loi prend ainsi le nom de Dharma dans les textes bouddhiques rédigés en sanskrit, ou de Dhamma, son équivalent en langue palie, dans les textes de la tradition Theravada.

Ananda prépare au plus vite une couche entre les deux arbres puis, délicatement, il aide le maître à s'allonger sur le côté droit, la tête au nord et face à l'ouest, "comme un lion". Autour de lui, les robes jaunes des bhikkhu forment un cercle grave et silencieux.
Le Bouddha ne se relèvera plus. Des pétales de fleurs délicatement parfumées tombent sur son corps immobile. Quelques heures le séparent désormais du mahaparinirvana, la "Grande Extinction Totale".

Aux premières lueurs de l'aube, Siddharta Gautama est libéré à jamais de la condition humaine. A l'âge de trente-cinq ans tout juste, le voici devenu un "Bouddha parfait et accompli". Les premières paroles de l'Eveillé saluent l'événement : "La vie sainte a été menée jusqu'à sa conclusion! Ce qui devait être accompli est accompli, c'est ma dernière naissance, il n'y aura plus de retour!" D'autres légendes proposent : "J'ai traversé un cycle de plusieurs renaissances sans réussir à trouver le créateur de cette demeure; douloureuse est cette perpétuelle renaissance. Maintenant que tu es percé à jour, ô toi le bâtisseur de cette maison, tu n'en construiras plus d'autres ..."

Siddharta a vingt-neuf ans le jour où il prend la décision irrévocable de renoncer au monde pour mener une vie de religieux errant. Cette nuit, quand tout le monde dormira, il quittera Kapilavastu, il abandonnera tout, ses privilèges, ses richesses et ses plaisirs, ses amis, ses serviteurs et sa famille.

1er décembre 1896. En ce jour frais et ensoleillé Aloïs Führer fait la route à pied à travers la jungle népalaise accompagné de plusieurs porteurs. Il consulte sa montre-gousset : c'est un homme pressé et précis, de ceux qui n'ont pas de temps à perdre à méditer devant la beauté d'un paysage.