Stanislaw Ignacy Witkiewicz

Zypcio répondit du bas de ses profondeurs les plus basses, des marais, de l'arrière d'horribles baraques et de tas d'ordures : (deux images dansaient dans son cerveau fatigué, sans que l'une pût s'imposer : une réalité magnifique pour lui, mais répugnante, et la pourriture dans un petit cachot sur une paille malpropre. Cela s'arrangea par la parole, comme si celle-ci était indépendante de la personnalité. C'est certainement ce troisième, le fou, qui parlait au nom du petit garçon à l'âme noble, alors que lui-même n'était pas noble du tout ...

Votre savoir a dépassé la grandeur de vos âmes. Vous êtes au pouvoir d'une machine qui vous échappe des mains et grandit comme un être vivant, qui mène une vie autonome et doit finir par vous manger.

On peut toujours dire : que nous importe tel ou tel petit imbécile ou même petit merdeux – mais la chose n’est pas aussi simple qu’elle n’en a l’air. Il attendait une sentence devant venir d’une puissance étrangère en lui-même, de son « prisonnier », comme il s’était mis à nommer ce passager en lui qui dirigeait tout inconsciemment – pas même un sosie, quelqu’un qu’il ne connaissait pas personnellement, mais de vue seulement. Mais il n’en avait pas encore peur du tout – cela ne devait venir qu’un peu plus tard. Pour le moment, ce passager fugitif, ce prisonnier intérieur vivait dans une sphère séparée, de concepts encore indéfinis. Ses pensées et pressentiments à peine indiqués ne s’accrochaient pas aux centres moteurs du corps de Genezyp – ils n’avaient pas encore d’organes de transmission adéquats.

Une force grandissait en lui, non pas comme un outil obéissant et efficace, mais un explosif anarchique qui ne voulait pas entièrement s'emmagasiner dans les cellules qui lui étaient destinés - il se déversait quelque part dans les culs-de-sac secrets de l'esprit, inconnus de cet expressionniste primitif, et il se figeait là en une chose mauvaise hérissée contre lui-même et contre la vie. De plus en plus souvent, il sentait en lui l'existence d'éléments étrangers sans dénomination, mais il n'avait pas le temps de fouiller dans ces choses. Cela s'amoncelait, s'amoncelait, jusqu'à ce qu'enfin : "crac" et... mais nous verrons cela plus tard.

Il haïssait cette bonne femme comme il n'avait jamais haï personne. Des mots inexprimés, enfouis dans la gorge ou même dans le coeur, l'étouffaient, l'empoisonnaient, le piquaient de l'intérieur - il était rendu muet par une fureur mêlée, en une pilule venimeuse, à un désir animalâtre d'actes intraduisibles en mots. Mais l'anticipation du plaisir possible (ou plutôt impossible), jointe à cet état inconnu de jalousie sexuelle, lui donna la force de tenir bon. "Ce sera quelque chose de fou", pensa-t-il non en concepts, mais en images irriguées de sang et de tous les sucs. Cette fois il se permettrait - ah ! il lui montrerait qui il est. Mais pour lui-même il n'était rien, transformé par la "duchesse de Sperme" (comme on l'appelait) en une seule grande saloperie, incommensurable, impossible à laper, brûlante, irritée à la folie, comme une mêlée désordonnée de mille monstres comprimés, anonymes, solitaires, souffrants.

L'alcool et le haschish le frappèrent à la base de la tête comme une torpille qui atteint un cuirassé. Il avait cessé d'être lui-même, il ne savait littéralement plus qui il était, il s'incarnait dans toutes les personnes présentes et même dans les objets morts, et tout lui semblait se multiplier à l'infini. Non seulement la quantité infinie de toutes les choses persistait, mais les concepts de multipliaient également ...

Votre humanité ne peut pas durer, tout comme on ne peut faire une musique de cinq cents étages avec de petites briques. Et le béton armé social n'a pas l'air d'être pour demain - les corps tiendront encore un petit peu, les cerveaux pas. On peut battre les corps pour en faire un agglomérat, mais un agglomérat de cerveaux, tu n'en feras jamais un, mon cher Benz, même et surtout en intensifiant la spécialisation. L'humanité a à peine commencé à prendre conscience d'elle-même comme entité et déjà elle est étranglée par la complication des fondements de cette vie, sur laquelle seule cette conscience peut croître.

Une magnifique fin d'après-midi de fin mars s'éteignait sur la terre du Podhale, semblant s'étirer afin de durer encore un petit peu, de se saturer d'elle-même et de la nostalgie de toutes les créatures de la terre vers une vie éternelle, infinie, jamais vécue. Mais toute la valeur précieuse de cette vie était précisément dans son caractère transitoire.

Identités des indiscernables - s'il n'y avait eu les effets, sans doute toujours mauvais, qui aurait pu distinguer l'un de l'autre pendant leur durée le moment d'inspiration métaphysique et l'ivresse provoquée par une quelconque saloperie.

Les signes sont purs et la vie est sale et sordide par définition. Tengier a raison.

- La foi dans le sens de la vie est l'apanage des gens sans envergure. Avoir conscience de l'irrationalité de l'existence et vivre comme si elle était rationnelle, cela est encore la marque d'une certaine classe. C'est quelque chose entre le suicide et la transformation en bétail incapable de penser. Tout ce qui jadis était profond était toujours né du désespoir et du doute.

... mais Tengier automatisait ses souffrances d'une façon si génialement compliquée que, bien qu'il eût théoriquement connaissance d'une autre vie, heureuse, sans ce fondement d'ennui douloureux enflé comme la vessie d'un urémique, pratiquement une autre existence était néanmoins inconcevable pour lui, tout aussi inimaginable que l'ombre d'un prisme sur une sphère dans la quatrième dimension.

Il faut prendre la vie par morceaux, même si dans chaque fragment se dissimule l'infini.

... le vacarme est quelque chose de grand, il assourdit, aveugle, tue la volonté et crée une véritable furie dionysiaque dans une dimension abstraite au-delà de la vie. Et pourtant il existe, il n'est pas seulement une promesse de l'esprit. Le silence, c'est la mort. La peinture, la sculpture, cela reste sur place, c'est statique. Quant à la poésie et au théâtre, ce sont des collages de diverses valeurs polluées par la vie. Ils ne te donneront jamais cela...

Le monde gigantesque et lui, métaphysiquement solitaire (il faudrait pouvoir former une unité avec quelqu'un), sans aucune possibilité d'entente (car que sont les concepts en comparaison de l'horreur d'une donnée immédiate ?!) ; malgré tout, dans ce sentiment de solitude il y avait une sorte de délectation douloureuse. Et en ce même instant, il se senti petit dans l'incommensurable enchevêtrement de l'univers - pas petit par rapport à l'étendue du ciel nocturne, mais petit dans ses sentiments les plus profonds : envers sa mère et envers la princesse.

Au fond de tout cela, il y avait un certain ennui, comme au fond de toute perfection. La perfection est une chose très suspecte et dissimule parfois une négativité complète - le néant.

Il commença à boire un tout petit peu et les instants d'"émèchement" le mettaient dans un curieux état de dépersonnalisation voluptueuse et tourmentante, avec ce qu'il appelait "l'égarement à froid" (pour le moment) - une immobilisation presque cataleptique, durant laquelle l'intellect travaillait presque avec la précision d'une machine à calculer.

"Ah, si je pouvais enfermer tout cela en des sons ! Mais j'aligne des notes sur des portées, comme un comptable aligne des chiffres dans ses livres [...]"

La Sonate de Belzébuth.

"Je ne sais pas moi-même ce que je dis. Mais tout cela est plein d'une terrible signification."

La Sonate de Belzébuth.

"Je sens en moi une vision auto-spatiale de tons, une vision que je ne puis concevoir dans la durée. Comme si je tenais entre mes mains sans force un éventail roulé et que je ne puisse le déployer et contempler l'image qui est déjà là, en petits fragments, dans chacun de ses plis. Je vois d'absurdes lambeaux de quelque chose, comme sur les petits morceaux de bois d'un puzzle en désordre, mais l'ensemble est dissimulé à mes yeux par une ombre mystérieuse. Peut-être est-ce là la sonate de Belzébuth dont rêvait le musicien d'autrefois. Car vraiment ce qui est en moi me semble avoir la forme d'une sonate et a quelque chose de quasi surhumain."