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3.66/5 (sur 25 notes)

Nationalité : France
Né(e) : 1980
Biographie :

Valérie Cibot est journaliste et diplômée de l’EHESS.

Après "Bouche creusée" (2018), "Nos corps érodés" (2020) est son deuxième roman.

Elle vit et travaille en Ardèche.

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Bibliographie de Valérie Cibot   (2)Voir plus

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Citations et extraits (19) Voir plus Ajouter une citation
M. Karpman était enfant, pourtant il se souvient forcément des hommes qui allaient s’y embaucher parce que ça payait bien. Des millions de mètres cubes de sable, de gravier, de ciment, des pelleteuses, des grues. Sur la plage, l’administration française a pour mission d’exproprier les cabanes des ostréiculteurs. Une première fois la zone est devenue interdite d’accès. Les barbelés, les champs de mines autour, les forêts abattues pour faire passer les engins et les matériaux acheminés d’Allemagne, mais pas que. Ensuite, la construction : le terrassement des fondations, le déblaiement, l’installation de la treille métallique, les fers pour armer le béton. Une technique nouvelle à l’époque. Des entreprises de pointe. Après le ferraillage, le coffrage en bois pour décider de sa forme. Les éléments standardisés adaptés au relief. Le coulage, d’un seul tenant, avec des bétonnières installées en batterie, qui malaxent sans interruption. Le camouflage, enfin : stries tracées, ondulations dans le béton, herbe et terre, façades de pierres, taches de peinture. Plusieurs semaines de travail pour qu’ils se fondent dans le paysage.
Au début, les hommes étaient réticents alors les nazis ont envoyé des prisonniers et même quelques Juifs rescapés des pogroms de l’Est. Cela n’a pas duré. La somme d’argent quasi infinie du Troisième Reich, la France libérée par la force de l’économie française… Au lieu des ruines promises par les alliés, l’intégration au sein d’une économie européenne mobilisée autour de l’effort de guerre allemand. Des affiches de propagande partout. Le travail pour tous. Échapper au STO en Allemagne. Comment tout a basculé quand les hommes se sont dit qu’il valait mieux toucher cet argent que de le laisser aux Juifs et aux étrangers. Les blockhaus ne sont pas les poux hérités des nazis ; ils sont le signe de notre soumission à nous, les gens de l’île.
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« Il faut accepter de reculer, tout simplement, avant qu’une vague ne vienne et n’emporte tout, une vague qui serait l’autre nom de la tempête. » (p. 17)
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Si l’on veut sauver notre terre, il faut retrouver un paysage immobile. Je le répétais à tous ceux que je croisais, au début. Aux pêcheurs, aux promeneurs, aux promoteurs aussi, qui venaient en mairie quémander des terrains constructibles. J’essayais d’infléchir le sens des politiques publiques, de parler aux émotions ou au porte-monnaie, c’était selon. Je parlais, je parlais sans cesse de ce que je croyais être bon pour cette terre, bon pour nous qui y vivions : ne plus toucher aux dunes, arrêter digues, enrochements, renforts en béton cloués aux falaises, blocs calcaires en sabots, épis qui piègent le sable d’un côté et dénudent de l’autre. Arrêter – y compris les digues sous-marines en géotextile, y compris les drains à deux mètres de profondeur sous la plage, y compris les bateaux porteurs de minerais extraits de bassins de décantation et étalés au bulldozer. Ne plus lutter. L’eau gagne toujours. L’océan est un peu plus proche chaque année. Oublier tout ce jargon administratif aussi : gestion du trait de côte / plan de prévention des risques du littoral / relevés topographiques par drone / zones à risque de submersion marine / Bureau de recherches géologiques et minières. Retrouver des gestes simples. Ancestraux.
On pourrait commencer par planter. Dès que quelqu’un passait la porte de mon bureau, je me lançais dans des tirades enflammées pour qu’il comprenne l’enjeu. À la place des dunes à blanc, mobiles comme au Sahara, soumises aux caprices des éléments, rematelasser. Revenir aux premiers gestes : dans les zones effondrées une couverture de genêts et de touffes d’armoise, plus loin des brise-vent en filet coco de cinquante centimètres de haut. Atténuer le vent pour que les graines germent. Piéger le sable. L’entraîner dans des turbulences afin qu’il se dépose derrière les palissades. Provoquer la levée des semis. Immortelle du désert. Armoise de Lloyd. Soude brûlée. Bugrane épineuse. Gaillet des sables. Euphorbe. Linéaire à feuilles de thym. Chardon bleu des dunes. Recréer un cordon dunaire, redonner de la stabilité au paysage et aux hommes.
Mais en vérité, même si l’on plante, il sera trop tard. Et même si l’homme, enfin, stoppe l’extraction, ce ne sera pas suffisant. Les végétaux pousseront, tiendront le sable à nouveau, rendront les dunes résistantes au vent, aux glissements de terrain et aux coulées de boue, mais l’océan est déjà venu trop loin. Il faudrait tout reconstruire, grain après grain, combler les effondrements, ériger les rochers, planter et se défendre, ne plus laisser les promoteurs ou les politiques décider.
Si nous ne réagissons pas, ce qui nous attend c’est l’exil. Bientôt le niveau de l’eau atteindra la zone urbanisée et les constructions s’effondreront sous les assauts venus du large. Pêcheurs et retraités deviendront les premiers réfugiés climatiques de ce continent.
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Si tout s’était arrêté là… Si ce n’était pas allé plus loin… Une simple histoire de terre et de fluides corporels, j’aurais pu laisser tomber, rentrer chez moi, peut-être même recommencer à oublier. Mais non. J’ai toujours cette question de ne pas savoir comment cela a débuté. Quand, aussi, et si j’aurais pu faire ou dire quelque chose. Les empêcher ou du moins les freiner.
Tout au long de la semaine mes voisins et amis ont entreposé, en tas sur leurs balcons, des brindilles des branches du petit bois des bidons d’essence, tandis que des plumes du papier crépon des papillons de tulle surmontaient les tas, les coiffant ou les accessoirisant.
C’était un simple jeu. Une fois par an les enfants de nos voisins et amis brûlent Carmentran, le bonhomme Carnaval, il n’y a rien de mal à cela, rien dont il aurait fallu se méfier. Les enfants brûleront cet après-midi en place publique un bonhomme. Conformément à la tradition ils ont d’abord assemblé des mains des pieds des membres en papier mâché, ils ont peint tout cela en rose, un rose laiteux, délavé, obtenu par assemblage de colorants et d’eau, pendant que la tête, difforme, attendait dans un coin. Ils finiront juste avant d’enfiler leurs déguisements de lui dessiner un sourire en pétales de coquelicot et, après son procès, un procès rapide expéditif costumé maquillé accessoirisé, ils le brûleront et il emportera avec lui hiver et contrariétés, il nettoiera tout, avec ses cendres sa fumée ses débris, il ne restera rien, rien que nous et ce moment-là instillera en nous de la joie, beaucoup de joie, c’est certain.
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Ceux qui vivent sur l’île ont vu le sable leur passer entre les doigts et ils ne l’ont pas retenu. Pendant des millénaires le ciel avait été blanc, les grains tenaient à la dune, du bleu en larges aplats se déposait au-dessus des rangées de pins et des falaises calcaires. Personne ne se méfiait. Ensuite les blockhaus ont été construits et tout a été modifié. Depuis soixante-quinze ans qu’ils ont pris place dans le paysage, le monde autour d’eux s’effrite, grain à grain, et ceux qui vivent sur ce bout de terre regardent ailleurs.
Plus tard, un ciel mauve va recouvrir l’île. Un ciel d’aube et de crépuscule, de pétales de rose et de bruyère, un ciel de nacre et de taffetas pourpre. Un ciel qui ne ressemble à rien. Qui n’annonce rien. La seule certitude, c’est qu’il vient après l’érosion, quand il ne reste plus que des miettes de croûte terrestre, que tout a été rongé.
Mais quelques jours avant que le ciel ne devienne mauve, autour de l’un des blockhaus le sable s’est écroulé. Personne n’a réagi. Maintenant le blockhaus penche sur la dune, l’eau monte, à l’intérieur ne restent que des corps nus qui flottent. Nos corps. Qu’importent les os, qu’importe la chair. Nous flottons dans la soute à munitions. Lymphe et sang. Larmes et sel. Et le béton bouge en nous.
En réalité, ce qui a eu lieu ici marque à la fois le crépuscule et l’aube. La clarté est venue de l’onde. Disons qu’une vague a tout emporté et que cette histoire-là, c’est celle de la vague.
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À ce moment-là, alors que rien de grave n’est encore arrivé, ils se sont penchés au-dessus de leurs jardinières et leurs regards, venus d’en haut, font peser sur votre jardin… non pas une menace, mais une simple attention… mes voisins et amis sont attentifs. La plupart ne profèrent pas d’insultes et se contentent d’observer.
Pendant toutes ces heures lestées de glaise, ils ont étendu leur linge qui claque au vent, un vent tout à coup chargé de lavande et de verveine, du moins leur réminiscence savonneuse, du moins le parfum de synthèse qui cherche à approcher le parfum naturel, du moins le détergent vaguement camouflé sous la chimie, tout en nettoyant leurs tables en aluminium teck imputrescible (ou la variante métal creux peint en bleu lagon) : le printemps a débuté et avec lui la saison des rosés pamplemousse. J’aimerais croire qu’ils feignent, à votre égard, cette indifférence. Et peut-être, si on compare à ce qui va se passer, plus tard dans la journée, et qui nous anéantira, qui remettra en question toute notre vie en commun, quand il ne s’agissait encore que de terre, de savoir si vous l’avaliez ou pas, cette indifférence n’était, au final, pas si cher payée.
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Mes voisins et amis, dont les fenêtres donnent aussi sur votre jardin, se scotchent à leurs vitres en se poussant du col. Ensuite vous rajoutez la paille et les feuilles mortes, vous arrosez, un coussin végétal se solidifie dans le fond (et vous auriez pu enterrer quelque chose ou déterrer un truc ou préparer la terre ou la nourrir, c’est l’objectif de la butte sandwich, améliorer la terre au printemps avant de planter) assis au bord, Gitane aux lèvres, les contours un peu flous, poussière de calcaire et fumée de cigarette, quand vous décidez de laisser tomber. Votre corps dans la fosse tombe. Le son mat, à peine étouffé par les feuilles et le foin, un son qui porte et dit la masse malgré les contours brouillés. Est-ce qu’à ce moment-là je l’ai pensé ? Est-ce que, penchée à ma fenêtre, je me suis permis cette réflexion : ça y est, vous êtes à la place du compost, mêlé au potager, la chair et les os réduits à l’organique, recyclé avant d’être enterré ? Et la lymphe ferait alors le travail des bouteilles en plastique. Il était encore temps de rentrer.
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Ceux qui vivent sur l'île ont vu le sable leur passer entre les doigts et ils ne l'ont pas retenu. Pendant des millénaires le ciel avait été blanc, les grains tenaient à la dune, du bleu en larges aplats se déposait au-dessus des rangées de pins et des falaises calcaires. Personne ne se méfiait. Ensuite les blockhaus ont été construits et tout a été modifié. Depuis soixante-quinze ans qu'ils ont pris place dans le paysage, le monde autour d'eux s'effrite, grain à grain, et ceux qui vivent sur ce bout de terre regardent ailleurs. Plus tard, un ciel mauve va recouvrir l'île. Un ciel d'aube et de crépuscule, de pétales de rose et de bruyère, un ciel de nacre et de taffetas pourpre. Un ciel qui ne ressemble à rien. Qui n'annonce rien. La seule certitude, c'est qu'il vient après l'érosion, quand il ne reste plus que des miettes de croûte terrestre, que tout a été rongé.
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Les terrains disponibles ne manquaient pas, mais faire venir les matériaux coûtait cher, très cher. Prendre le sable de l'île coulait de source. Les élus ont autorisé la construction de carrière le long du bras de mer pour extraire les granulats, les lourdes tractopelles ont raclé jusqu'au dernier grain tandis que la dune se déplaçait au gré des barrages, sans cesse repoussée, malmenée, jusqu'à ce que le sable vienne à manquer. Les plages du côté ouest de l'île, les plus exposées au marnage, se sont trouées. Le sol s'est affaissé. La dune a reculé avant de pencher vers l'avant. Des cuvettes se sont creusées dans la vase à marée basse sans que jamais ensuite l'eau ne revienne les combler.
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C'est son corps sans se hâter, une transe trop tranquille, mille brisures enchâssées dans un voile de particules. Le sable se soulève. Que fait son corps ? Autour du sable, sans musique, pas même celle des vagues, elle bouge. Multitude de nos solitudes : celle du corps. Celle du vent. Celle du sable. Elle creuse. Autour du blockhaus. Un espace fait de rehauts, d'esquives, de figures contraires. Au-delà de l'air. Loin du vide. Le vide se remplit de cette part de son corps, décomposée et recomposée, proche du rêve, de la chute.
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